samedi 6 août 2016

DEUX MAUX, CHOISIR LE PIRE

Relisant, redisant avec le même bonheur le beau poème d'Aragon intitulé "Le rendez vous perpétuel" :

                             J'écris contre le vent majeur et n'en déplaise
                             A ceux-là qui ne sont que des voiles gonflées
                             Plus fort souffle ce vent et plus rouge est la braise

 la pensée me venait que la fonction de l'enseignant était d'abord de faciliter à l'étudiant la connivence avec les textes, le plaisir du texte. Un poème d'Aragon, une lettre de Madame de Sévigné, le début d'Aurélia : c'est bien là "écrire contre le vent majeur". Las! Tout change. Il faut aujourd'hui "faire faire de la théorie aux étudiants", apprendre aux étudiants à "devenir théoriciens", à "forger des concepts". Et voilà que, dans un livre récent, les voiles gonflées (de vent ?) cinglent de plus belle et déferlent : métalepse, périlepse, hétérométalepse, transtextualité, modèle communicationnel, antonomologie, ficsemblable [sic], contrefactuel factuel, syngraphie, factilité, énallage. Mais une seule chose rassure pourtant dans ce volume : un chapitre s'intitule "écrire pour ne pas être lu". Puisse cela être pris au pied de la lettre.
Mais les étonnements se succèdent. Le dernier programme de Littérature Comparée proposé aux étudiants d'agrégation regroupe trois poètes, un Français, un Espagnol et un Arabe, qui n'ont visiblement rien de commun malgré l'effort des présentateurs pour prouver le contraire. Ceci les contraint à avouer, dans le texte programmatique, qu'il s'agit là d'un "rassemblement de textes hétérogènes" (p. 1. Je souligne). Mais "la triangulation des œuvres permet de percevoir immédiatement ce que les situations ont d'incomparable" (p. 4. Je souligne). Les adjectifs inquiètent. Il paraît que cela s'appelle "comparatisme différentiel" (p. 2). Un collègue jadis disait plus crûment que la Littérature Comparée ainsi vue était "poireau et pomme de terre"! Ces poètes étrangers, de surcroît, sont nécessairement étudiés en traduction. J'ai enseigné la Littérature Comparée pendant quarante ans à l'Université de Lille-III et à la Sorbonne, avec pour exigence première l'accès aux textes dans la langue originale. J'apprends aujourd'hui que "la traduction n'est pas une perte, mais au contraire comme une "interprétation" au sens musical du terme"; et "peu nous importe de savoir dès lors si la pièce traduite est supérieure ou inférieure à l'original" (p. 5).

Autre temps, autres mœurs.