samedi 15 octobre 2016

EXALTATION DU SENSIBLE

Je voudrais aujourd'hui, après un long silence, signaler un livre qui est une belle incitation à la réflexion et au retour sur soi. Ce livre se constitue autour de deux démarches apparemment contradictoires et, en réalité, complémentaires : le cheminement et le retrait. L'image du chemin et du parcours revient constamment sous la plume de l'auteur. Mais si elle peut évoquer, d'une certaine façon, la voie perdue de Dante (che la diritta via era smarrita), elle ne se pose pas en référence à une voie droite, directe, linéaire, rectiligne, mais à un parcours sinueux. "Par quel chemin détourné suis-je arrivé[e] ici? A quel moment me suis-je fourvoyé[e] ? Comment faire marche arrière?" (p. 124). Il s'agit bien ici, en revanche, de la traversée d'un enfer, que l'hypersensibilité rend plus éprouvante encore. Il faut abandonner la voie droite, celle qui, par exemple, d'une sensibilité littéraire, menait en droite ligne à l'Université. "Je refuse catégoriquement le lien de cause à effet entre une sensibilité littéraire exacerbée et la profession d'enseignant de lettres. C'est confondre une profession de sociabilité avec un don pour l'intériorité" (p. 124). L'enfer, ici, n'est pas celui des neuf cercles. C'est, dans l'enfance, celui de l'école (p. 119), puis, plus tard, celui du cercle d'amis, de relations, de collègues, de colloques, qui se referme sur vous et dans lequel on se sent prisonnier. Pour reprendre une formule célèbre au temps de Sartre, l'enfer, c'est les autres. Tout le livre est un procès de la sociabilité obligatoire, de "l'obligation communautaire" (p. 119), de la confusion souvent faite entre normalité et rapports humains. Un nouveau chapitre de La Bruyère (d'ailleurs cité p. 31-32) à écrire, de "la société et de la conversation". Suivre Rousseau (p. 76) et Baudelaire, les rêveries d'un promeneur solitaire, échapper à la tyrannie de la face humaine. Les formules frappantes abondent ainsi dans ce livre : "nécessité du repli", "apprentissage du silence" (p. 132), "rêverie solitaire et retraite précoce hors du monde" (p. 124). C'est anywhere out of the world, Baudelaire encore (cité p. 61, 67, 72). Mais à côté de la tyrannie de la face humaine, il y a la tyrannie de la voix humaine, telle qu'elle s'impose par le téléphone (p. 77). Inquisition, question, tribunal devant lequel on est sommé de comparoir, rappel à l'ordre, qui est évidemment l'ordre social, irruption dans le retrait, plus perverse encore de n'être pas sensible, et dont un Léon Bloy faisait déjà le procès dans ses Histoires désobligeantes; importun et symbolique obstacle "sur le chemin de la vie intérieure" (p. 84), sur "le chemin du retour vers soi" (p. 104), sur "le chemin thérapeutique personnel" (p. 52). C'est que ce livre rend son prix au silence, "art qui nécessite grandeur d'âme et force de caractère" (p. 170), et que la vie extérieure vient troubler par tous les moyens.
          C'est Ta sensibilité te tuera (Paris, Editions Max Milo, 2016), par Marie-France de Palacio.