dimanche 21 avril 2019

LA CONSPIRATION DU SILENCE

En ces temps de verbalisme impénitent, où la complaisance et l'enflure se donnent libre cours, où le discours ne fait plus sens et l'on ne prête même plus l'oreille à la parole de l'Autre, tout occupé qu'on est de la sienne, il peut être bon de relire (?) les essais que produisit à cet égard le tournant du dix-neuvième au vingtième siècle : Richard Le Gallienne ("A Conspiracy of Silence", in Prose Fancies,1894), Maeterlinck ("Le Silence", in Le Trésor des Humbles, 1896), Léon Bloy ("La Parole est d'argent, le Silence est d'or", in Exégèse des lieux communs, 1902), Vernon Lee ("Against Talking" et "In Praise of Silence", in Hortus Vitae, 1904). Vernon Lee regrettait déjà le discrédit où était tombée la Pensée, alors que le grand coupable était le Discours. "Dès que les lèvres dorment, les âmes se réveillent", écrivait Maeterlinck. Lee y revient dans un autre essai, "[an] over-garrulous tribute to silence", affirmant que les mots ne sont pas toujours de bonne compagnie. Le Gallienne allait plus loin encore, en proposant la fondation d'une "Trappe séculière" à l'imitation des moines trappistes astreints au mutisme absolu, visant, dans une formule forte, à "balayer les immémoriales jacasseries du Discours" (the sweeping away of immemorial rookeries of talk). Le religieux est d'ailleurs souvent invoqué dans ce débat. Maeterlinck notait que "la parole est du temps, le silence de l'éternité", ajoutant : "Dès que nous parlons, quelque chose nous prévient que des portes divines se ferment quelque part". Léon Bloy, comme lui, reprend le lieu commun opposant le Silence d'or à la Parole d'argent, et donnant sans doute à ce conflit sa forme définitive, en ne craignant pas d'affirmer  : "la Parole semblera s'éteindre […] cependant qu'à l'autre extrémité du ciel apparaîtra la prodigieuse Face d'or de Celui qui se nomme lui-même, inscrutablement, le Silence!" Voilà qui, d'être rappelé, peut paraître salutaire, en ces temps de verbalisme impénitent. Comme est le message de Richard Le Gallienne :

Heureux moines de La Trappe! L'on a entendu le monde vous plaindre en son vain verbiage. Une heure de parole pour une année de silence! Céleste proportion! Et j'imagine que, lorsque cette heure est venue, elle paraît n'être qu'un vulgaire jouet dont vous avez oublié l'usage. Si j'étais Trappiste, j'utiliserais cette heure pour convertir les ouailles au silence et ne romprais le long mutisme de l'année que pour m'écrier : "Comme le silence est bon!"
Inaugurons donc une Trappe séculière, ourdissons une conspiration du silence, envoyons promener le monde. Et si nous devons parler, que ce soit en latin ou dans le volapük d'une musique chargée de sens; et que nul ne plaisante sinon en grec, - afin que tout le monde rie! Mais, mieux encore, laissons complètement tomber la parole et écoutons l'étoile du matin.       
  

mardi 16 avril 2019

HEUR ET MALHEUR DU TRADUCTEUR

Le traducteur est-il un homme heureux ? Il est permis d'en douter. Mal considéré, mal rémunéré, toujours passible d'une accusation de traîtrise envers le texte qu'il translate, en vertu du vieux dicton italien "traduttore / traditore", la gloire qu'il récolte ne lui appartient pas. La position peu confortable d'entre-deux, intermédiaire, truchement, personne interposée ou  personne entremise, cette malédiction du préfixe à laquelle il ne peut se soustraire, achèvent d'en faire un subalterne des lettres, ou, comme on dit au théâtre, une utilité, une doublure. Shelley le voyait, face aux textes à traduire, comme il se voyait lui-même avec modestie, "perpetually tempt[ed] to throw over their perfect and glowing forms the grey veil of [his] own words". Obsédé par la déperdition de l'original sous sa plume mercenaire, par ses beautés enfuies, ses heureux tours gommés, le traducteur ressemble à ce cuisinier fameux, suicidé pour le retard de la marée. 
Ces réflexions me sont venues en relisant le beau livre de Richard Le Gallienne, The Quest of the Golden Girl. Comment traduire ce titre, qui échappe à tous les efforts ? "Fille d'or", "Fille dorée", "Fille en or" sombrent lamentablement et ne sauraient convenir. "Fille aux yeux d'or" est un contresens et paraît singer Balzac. "La Quête de l'oiseau rare" trahit autrement le syntagme. Le Gallienne métaphorise l'or jusqu'à la fin du livre, subitement devenu grave à la mort d'Elisabeth, sur la tête de laquelle, avec les années, "l'auburn avait gagné et l'or avait perdu". "La Quête de la femme idéale" est commun et plat. "La Quête de la femme de ma vie" est pire encore, évoquant le roman de gare. La parodie n'est pas loin. En fait, elle existe dans la langue originale. En 1897, David Hodge publiait sa réplique, où le nom de Le Gallienne devenait de Lyrienne et le titre, changé en The Quest of the gilt-edged Girl. Voici la fille dorée sur tranche! Belle variation destructrice sur un beau titre qu'elle cherche à rendre dérisoire. On songe au baudrier de Porthos, "qui n'était à l'envers point d'or, mais en cuir vulgaire". Et c'est l'autre malédiction du traducteur que cette aporie de la traduction, butant éternellement sur un titre que l'on peut moquer mais non traduire...     


lundi 1 avril 2019

S'APPRIVOISER A LA MORT

Des trois livres choisis (*), sans idée préconçue, et que rien ne semblait devoir rapprocher, - Naissance de la clinique (Foucault), Halte à la mort des langues (Hagège) et La Raison d'être. Méditation sur l'Ecclésiaste (Ellul), - sinon une lecture également attentive de ma part, d'ailleurs à des époques différentes, une communauté de pensée a surgi, ou d'inspiration, peut-être reflétée dès les titres, qui disent le parcours, de la Vie à la Mort, de la Raison d'être à la Vanité, et de la naissance au néant. Même s'ils vont parfois en sens contraire, opposant le (relatif) optimisme de Hagège au pessimisme foncier du livre biblique ou à celui de la médecine, même si, parfois, ils disent le contraire, la synthèse vient de la fin dernière et de la présence obsessionnelle de la Mort comme négation de l'Histoire. Au chapitre VIII de Naissance de la clinique, significativement intitulé "Ouvrez quelques cadavres", Foucault écrivait : "La mort, c'est la grande analyste, qui montre les connexions en les dépliant, et fait éclater les merveilles de la genèse dans la rigueur de la décomposition" (éd. 1975, p. 147). Hagège évoque "cette aventure dangereuse, ce jeu follement téméraire des langues avec la mort" (p. 10). Et Qohéleth n'a que ce mot à la bouche, laissant Ellul citer "Le Voyage" de Baudelaire (p. 76). Les trois livres semblent parfois se répondre : à Claude Hagège écrivant que "ce sont les langues qui permettent l'Histoire, […] la mention qui redonne corps à la poussière" (p. 18), Ellul paraît répondre : "Nous n'avons donc à espérer aucune "leçon de l'Histoire". Il n'y a pas de "sens de l'Histoire", car pour établir ce sens, il faudrait des repères, sens du passé" (p. 83-84). L'enjeu est le néant, ici, "trompé", là, affirmé. Mais, ici et là, "la reconnaissance de la mort, le discernement de la mort en toute chose" (Ellul, p. 197). Dont acte. 

(*) pour obéir à un défi lancé sur Twitter, celui de produire sept couvertures de livres non romanesques à raison d'un chaque jour pendant huit jours.