mardi 19 mai 2020

"JE PARLE ET JE SUIS MORT"

Ce titre ne m'appartient pas : on verra en quoi par la suite. Mais il s'agit ici, on l'aura compris, d'épitaphe, genre loin des modes littéraires et de mince faveur auprès du public. Walter Pater le soulignait en 1892, dans une belle et discrète déploration peu connue. "We smile at epitaphs - at those recent enough to be read easily; smile, for the most part, at what for the most part is an unreal and often a vulgar branch of literature ; yet a wide one, with its flowers here or there, such as make us regret now and again not to have gathered more carefully in our wanderings a fair average of the like". Et peut-être serait-il temps de cueillir ces fleurs éparses et réhabiliter avec lui ce "monde de pierre grise" (this world of grey stone), si la chose n'avait été faite dans des travaux suivis aux titres prometteurs : "De la stèle à la tablette", "Je parle et je suis mort", "Ces petits poèmes où brillent quelque beauté d'art et d'émotion". Ce dernier titre emprunté à un poète lettré eussent plu à Pater, pour avoir été inspirés par l'épitaphe latine. C'est que Frédéric Plessis et José-Maria de Heredia, qui l'ont pratiquée, étaient aussi des lettrés, au meilleur sens du terme. Les travaux récents dont je parle soulignent à bon droit "la dimension esthétique et pathétique de l'épitaphe latine" et "la joie de voir ressuscité un monde disparu". C'est ainsi que la pierre grise de Walter Pater peut aussi devenir la pierre blanche d'Anatole France. Les travaux cités infra le disent avec rigueur. 

- La Réception du Latin du XIXe siècle à nos jours, Presses de l'Université d'Angers, 1996, p. 269-277.
- Silences fin-de-siècle, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 113-129. 
- Frédéric Plessis Poète et Romancier, Presses de l'Université de Rennes, 2014, p. 51-67.     

lundi 4 mai 2020

VIEUX MONDE BRISE

Peut-être serait-il opportun, en ces temps troublés, de relire le beau poème de Max Jacob au titre prophétique, "Vieux Monde brisé". L'histoire éditoriale en semble pleine d'enseignements. Publié en décembre 1936 dans le numéro 1 de l'éphémère revue de Michel Manoll Le Pain Blanc, il est contemporain du départ de Paris permettant au poète de rejoindre la retraite de Saint-Benoît sur Loire; réimprimé ensuite de façon régulière, dans la revue Aguedal en mai 1939, au moment où Max Jacob va être interdit de publication; repris par la même revue en 1944, lorsque l'"Hommage à Max Jacob" est devenu "Tombeau de Max Jacob"; réimprimé en 1946, dans un recueil qu'une piété maladroite intitulait L'Homme de cristal, titre d'un poème mais non voulu pour un recueil; trouvant enfin sa (vraie) place en 1996, dans la somme poétique longtemps attendue, longtemps remise, et sous le bon titre, cette fois: Actualités éternelles. Il est, ce poème, ce que voulut sans doute le poète, un mélange d'espoir et de désespoir, l'acte de qui se penche sur son passé au moment où l'avenir paraît de plus en plus incertain, au moment où la pension de Madame Persillard a définitivement remplacé les mondanités désordonnées et "criminelles" : 
                Sous les caps du passé, océan sans rivage,
                je contemple un amour emporté par les vents 
                les troupeaux fugitifs en la nuit de mon âge
                disparaissent. Mes yeux sont les lampes du temps.
Le poème se veut ainsi une incursion dans les "terres mémoriales" et un passage par le "dernier portail", après un rappel nostalgique de la vie et de l'œuvre :
                J'ai tissé, j'ai tissé de vent et de paroles
                un voile au long col gris tenu par les péchés.
Et l'hypothétique consolation des deux fées entrevues paraît plutôt  prémonition, celle d'un voyage d'où l'on ne revient pas : 
                Va! tu sauras bientôt ce que l'âge contemple!
                Me disait l'autre fée, nue sous un beau turban
                […]
                Un triste et calme vent inconnu sous les astres
                qui n'était pas venu d'horizons cardinaux
                étendait sur le golfe le jour bas du désastre
               Le vieux monde est brisé, préparons les vaisseaux.
C'était déjà, deux strophes plus haut, le cri des serviteurs de la première fée.