dimanche 8 mai 2022

GRAND EMPEREUR PHILOSOPHE, OU AIGLE DES GENS ASSIS?

 Faut-il s'étonner que Marc-Aurèle, l'empereur philosophe, eût eu maille à partir au tournant du siècle avec ses exégètes? Déjà Walter Pater, dans un des plus beaux livres qui soient, montrait plus d'affection à son Marius l'Epicurien qu'à l'empereur stoïcien, qu'il désignait comme "One who has made the great mistake". La tolérance témoignée aux jeux du Cirque, l'impassibilité face à la gladiature sanglante ou aux désastres de la guerre, l'attitude devant le christianisme naissant (Suarès dira plus tard : "Il a donné plus de chrétiens aux bêtes que Dioclétien lui-même") faisaient de Marc-Aurèle, face à Marius, "un inférieur"!

Mais cette encore discrète antipathie de Walter Pater (1885) devient plus nette chez Pierre Benoit à l'aube de 1914, dans son premier livre, mettant en cause, dans un poème, les Pensées pour moi-même :

Ce livre, qui vous fit disciple d'un esclave,

Etait-ce bien à vous de l'écrire, vraiment,

A l'heure où hennissaient, vers les frontières slaves,

Les hordes sans merci des fauves Marcomans!


Et c'est pourquoi je mésestime vos "Pensées",

Et c'est pourquoi je leur préfère, Roi bâtard,

Les fortes phrases, militaires, cadencées,

Qui s'alignent aux "Commentaires" de César. 


Mais le coup de grâce est porté dans un long article d'André Suarès paru dans Les Ecrits Nouveaux de mars 1920. Le jugement est sans appel : "La grandeur n'est pas du tout de cet homme ni de son livre". Celui-ci est "un texte roide et sans nerf, décoloré, toujours grave, toujours gauche". Et de conclure : "On ne fut jamais si peu artiste". Ni, peut-être, si peu empereur : "un empereur général de l'Armée du Salut, quelle touchante parodie". 


Pour une analyse approfondie du phénomène, se reporter à : Marie-France David-de Palacio, "Apories de Marc-Aurèle : Quelques relectures fin-de-siècle de l'empereur philosophe", Amadis n° 9, Université de Bretagne Occidentale, "Le Modèle", 2011, p. 15-31. 

dimanche 1 mai 2022

UN ECRIVAIN VIENNOIS OUBLIE

   



   On ne connaît plus guère, même dans son pays d'origine, et moins encore en France, où il n'a jamais été traduit, l'écrivain autrichien Joseph August LUX (1871-1947). Romancier, poète, historien de l'art, mais aussi traducteur de Baudelaire et de Verlaine, il a oeuvré dans des domaines multiples où s'affirme aussi son amour pour Vienne, qu'il a célébrée en vers comme en prose (Wiener Sonette, 1901; Wiener Elegien, 1921) : 

       Vraiment, - et ce ne sont point là phrases creuses et mensongères !

         Tu brilles en majesté dans tes nouveaux atours.

         L'homme étonné te nomme un régal pour les yeux,

         Telle une reine, ornée de chrysoprases.

   Ces "nouveaux atours" sont ceux de l'Art Nouveau et de la Wiener Sezession, auxquels Lux fut étroitement associé : intéressé par l'architecture, ami  de Joseph Maria Olbrich (1867-1908), Josef Hoffmann, Kolo Moser et surtout de Otto Wagner (1841-1918) dont il fut le biographe. Son oeuvre de romancier eut peut-être à souffrir de ce goût prononcé de la modernité viennoise. Il faut cependant rappeler deux intéressants romans, Amsel Gabesam, Der Narr von Kahlenberg, Roman eines Autodidakten (1927), et surtout le curieux roman à tonalité lyrique Chevalier Blaubarts Liebesgarten (1910), dans lequel un descendant de Barbe-Bleue, peintre de son état et obsédé par le souvenir des sept épouses mortes, les prend comme inspiration de son art.

L'extrait qu'on va lire est proche du dénouement. 


"Il demeura une année entière dans la ville (1) aux blanches pierres, silencieuse et recueillie, et y acheva la création qui passait devant ses yeux comme le rêve heureux de sa vie, où lui était donné de voir la ville qu'il aimait avec ses attraits, ses péchés et ses piétés.

La vision des sept femmes de son coeur, qui, pour la première fois, était apparue dans le jardin d'amour du chevalier Barbe-Bleue, alors que, un jour de printemps, parmi les lilas en fleur, les vrilles des rosiers, les toiles d'aragne et la pourriture, il avait exhumé le secret des stèles muettes, pour vivre ensuite selon la sentence du passé, [cette vision] se montra derechef si vivace à son âme qu'il put cette fois la fixer réellement par des lignes et des couleurs avec le parfum et la magie de la découverte, afin de bien porter le symbole de l'humanité jusqu'aux étoiles. 

L'image sacramentelle de Séraphine, qui lui avait montré le ruban bleu de l'amour afin de l'amener au but, toutes erreurs abolies, régnait en majesté dans son rêve d'art; l'éternel sourire d'Amaranthe apparaissait, Euphrosine liliale, Georgine comme brûlante, Mirabella à la beauté marmoréenne, la fervente Cordula et jusqu'à la passive Camilla, chacune des sept venait comme une belle heure heureuse et aidaient de leurs mains aimantes l'oeuvre à se concevoir.

[...]

Les sept femmes qu'il aimait se coulaient incessamment dans l'unique qu'il peignait; elles unissaient leurs dons d'amour dans cette unique, car celle-ci était celle qu'il aimait entre toutes. Les sept étaient devenues le symbole de l'unique, et celle-ci était comme l'essence même des sept."  

(1) Salzburg

©Jean de Palacio