Faut-il s'étonner que Marc-Aurèle, l'empereur philosophe, eût eu maille à partir au tournant du siècle avec ses exégètes? Déjà Walter Pater, dans un des plus beaux livres qui soient, montrait plus d'affection à son Marius l'Epicurien qu'à l'empereur stoïcien, qu'il désignait comme "One who has made the great mistake". La tolérance témoignée aux jeux du Cirque, l'impassibilité face à la gladiature sanglante ou aux désastres de la guerre, l'attitude devant le christianisme naissant (Suarès dira plus tard : "Il a donné plus de chrétiens aux bêtes que Dioclétien lui-même") faisaient de Marc-Aurèle, face à Marius, "un inférieur"!
Mais cette encore discrète antipathie de Walter Pater (1885) devient plus nette chez Pierre Benoit à l'aube de 1914, dans son premier livre, mettant en cause, dans un poème, les Pensées pour moi-même :
Ce livre, qui vous fit disciple d'un esclave,
Etait-ce bien à vous de l'écrire, vraiment,
A l'heure où hennissaient, vers les frontières slaves,
Les hordes sans merci des fauves Marcomans!
Et c'est pourquoi je mésestime vos "Pensées",
Et c'est pourquoi je leur préfère, Roi bâtard,
Les fortes phrases, militaires, cadencées,
Qui s'alignent aux "Commentaires" de César.
Mais le coup de grâce est porté dans un long article d'André Suarès paru dans Les Ecrits Nouveaux de mars 1920. Le jugement est sans appel : "La grandeur n'est pas du tout de cet homme ni de son livre". Celui-ci est "un texte roide et sans nerf, décoloré, toujours grave, toujours gauche". Et de conclure : "On ne fut jamais si peu artiste". Ni, peut-être, si peu empereur : "un empereur général de l'Armée du Salut, quelle touchante parodie".
Pour une analyse approfondie du phénomène, se reporter à : Marie-France David-de Palacio, "Apories de Marc-Aurèle : Quelques relectures fin-de-siècle de l'empereur philosophe", Amadis n° 9, Université de Bretagne Occidentale, "Le Modèle", 2011, p. 15-31.