L'on n'imaginait pas qu'un jour, le livre ferait les frais de l'antagonisme entre virtualité et réalité, existence et inexistence, être et non-être. Il y a aujourd'hui, paraît-il, plus de livres virtuels que de livres réels. J'apprends que cela s'appelle désormais e-books. Noli me tangere. On ne touche plus le livre. Mais touche-t-on encore au livre? Sans doute, n'y a-t-il jamais eu autant de livres en librairie. Le paradoxe est qu'il n'y a jamais eu si peu de livres. Tant de lecteurs et si peu de lecteurs! Le moindre homme politique, présent, passé ou à venir, le moindre acteur en délicatesse avec son public, le moindre sportif en déconfiture y va de ses mémoires, emplit les vitrines quelques jours, quelques heures, puis disparaît sans retour. Une amante délaissée en vendra même six cent mille, avant que la fureur politique ne retombe. Le roman fleurit sous des titres d'une effarante platitude, "La première nuit", "La première rencontre", "La première fois", "Jamais sans toi", "Elle et lui" (tiens! déjà vu...), "Où es-tu?", "Je reviens te chercher", "Seras-tu là?" Tout cela se décline à l'infini et se vend de même, s'exporte et se traduit, par milliers ou millions, devient immédiatement "livre de poche", non cousu, perdant ses pages, - ce dont on ne peut que se réjouir -, voué à la décharge publique.
Certes, le déclin vient de loin, et de haut. A la Bibliothèque nationale de France, depuis longtemps, on ne touche plus aux grands journaux du dix-neuvième siècle, mais à des microfilms exsangues et déjà détériorés. La microfiche prolifère ; l'acte de feuilleter est devenu anachronique, geste perdu, vestige. Il n'est plus que machine, écrans, boutons. Le papier s'éloigne. Définitivement.
Mais déjà, les papiers fin-de-siècle (le dix-neuvième) n'étaient plus ce qu'ils étaient, contenaient dans leur pâte de l'oxyde de fer, rouillaient et s'oxydaient : ce sont les fameuses "rousseurs" décrites sur les catalogues des libraires, qui défigurent le livre au grand dam des amateurs. Je songe aux papiers de jadis, des Alde et des Estienne, des Gryphe, des Elsevier et des Plantin, aujourd'hui encore luisant de propreté, brillants, immaculés, exempts de toute souillure. Le vélin des reliures à recouvrement est intact, solide, juste un peu bruni, patiné. Et puis, le papier avait un grain, une épaisseur, une odeur aussi, une complicité avec la main et avec l'œil. On trouvait encore cela naguère, avec les tirages de tête dits "en grand papier" : papier de Hollande Pannekoek, vergés d'Arches ou de Rives avec leurs pontuseaux, le Chine mince et tirant sur le gris, le japon à la cuve et le japon nacré, où les nacrures blanches faisaient merveille, le Whatman si robuste qu'il semblait inaltérable in saecula saeculorum... L'idée même qu'un livre pût être rogné était intolérable, et le massicot était l'organe du diable. Il fallait couper patiemment les pages, avec les précautions d'usage, pour ne point abîmer les Outhenin-Chalandre et les Seychal Mill, Lafuma ou Voiron.
Mais où est le preux Charlemagne?
Peut-être à Tusson (Charente), où l'éditeur Du Lérot perpétue avec bonheur une tradition ancienne d'ouvrages évidemment non rognés, à couverture rempliée et tirés à petit nombre... car il y a si peu de lecteurs!