dimanche 22 mai 2016

ADIEU GERMANIA!

On ne lira plus Goethe, Schiller, Heine. On ne lira plus Der Mann ohne Eigenschaften, Der Zauberberg, Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge... Mais traduisez, que diable! Quel est ce sabir? On ne lira plus Kant, Hegel, Schopenhauer. Pour quel profit? On n'entendra plus Wachet auf, Am Abend aber desselbigen Sabbats, die Zauberflöte. Que voulez-vous dire? A quoi bon tout cela? Ainsi en a décidé une Université de province, sans doute bientôt suivie par d'autres. A quoi peuvent bien servir les Elégies de Duino dans l'entreprise, la poésie de Trakl dans l'administration, Der Prozess ou Das Schloss dans le commerce? Mais, monsieur, il s'agit d'un tout autre procès. Le russe, le chinois, l'arabe, à la bonne heure! mais l'allemand??? Un argument de poids, irréfragable, irréfutable, est tombé : l'allemand n'est pas rentable; un étudiant d'allemand coûte trop cher à former. Moins de dix inscrits, vous n'y pensez pas! Va-t-on payer un professeur pour si peu? A ajouter à la liste des langues... mortes.
Il me souvient d'un temps, déjà éloigné, où, arrivant jeune professeur dans une autre université, j'appris que la question à l'ordre du jour était la requête d'un étudiant souhaitant étudier l'hébreu. Eh bien! une chaire fut alors créée pour cet enseignement de luxe, et un professeur nommé.
Mais autres temps, autres mœurs. 

dimanche 15 mai 2016

LE POMPON

Une sorte de gnome hirsute et poilu, au poitrail fait de fourrure précieuse, renard ou vison, et aux yeux exorbités, trône désormais sur le sac à main des dames. Cela s'appelle, me dit ma fille, étudiante de troisième année en Ecole de Mode, "bag bug". Il pend là comme un accessoire inutile, coûte, malgré Littré ("Toute espèce d'ornement de peu de valeur que les femmes ajoutent à leur ajustement"), un prix souvent exorbitant. Mais il est à la mode. Cela signifie que la femme, sans réfléchir le moins du monde, si elle veut, comme on dit dans le jargon d'aujourd'hui, "être tendance", se doit de l'arborer. Leopardi, au siècle dernier, le disait mieux : "nous jugeons belle cette nouvelle façon de mode, même si elle contraste avec toutes les formes reçues de la beauté". Et, certes, la beauté n'entre pour rien dans le pompon, mais seulement l'imitation servile et le désir d'être au goût du jour. Goût par définition éphémère. Le même Leopardi le rappelait dans un texte célèbre, écrivant que la Mode et la Mort étaient sœurs et que  " l'une et l'autre visaient également à défaire et changer continuellement les choses d'ici bas". La breloque a de beaux jours devant elle, comme la futilité et la sottise dont elle se revendique. 


   

mercredi 11 mai 2016

STATUES / 2

Il savait gré au sculpteur d'avoir rendu sa féminité à Veturia. Ce n'était plus, aux Tuileries, magno natu mulier, mais des fleurs dont la promesse n'avait point encore passé. Au corps épanoui, presque massif, dont les beaux bras levés eussent formé un tendre collier, faisait contraste un visage fin, juvénile et pensif jusqu'à l'étonnement douloureux. Et le sein découvert, ni celui de Jocaste, ni celui de Phryné, était la beauté d'un rêve de pierre. Pierre Legros II n'avait pu se résoudre à montrer des ans l'irréparable outrage. Préférant la féminité au matriarcat, il avait sculpté une figure dont le rôle patriotique n'avait point oblitéré la possibilité de plaire. Le siècle des Lumières s'alliait ainsi aux débuts de la République romaine. C'était Lancret, c'était Houdon à Rome.
Il y a, se disait-il, une parenté et comme un air de famille entre les statues. Il songeait aux vers de Keats célébrant l'urne grecque. Veturia aussi était fille adoptive du Silence. N'en portait-elle pas le nom? Elle non plus ne se flétrirait pas, n'aurait jamais le front brûlant ni la langue desséchée. Et lui-même, bien que touchant au but, n'atteindrait jamais à la félicité. A l'inverse de Pygmalion, l'amant au flanc du vase n'eût jamais prié Vénus; ou l'eût priée, de ne point attenter au marbre et de lui conserver sa froideur minérale. Ce Pygmalion était sans doute un jouisseur vulgaire, adepte de la Vénus Pandêmos, piètre artiste assurément, pour n'avoir pas compris que seul comptait le temps ralenti, le slow time de Keats, et préféré réintégrer son art à la matérialité promptement périssable. Lui ne tomberait pas dans ce piège : Veturia n'avait rien à craindre. Il ne lui ferait pas courir le risque d'un cœur navré ou repu. Car l'autre Pygmalion, épuisant les possibles, prisonnier de la palinodie, priant Vénus, derechef, de rendre la vivante à la pierre, était pire encore. Veturia ne pouvait être un caprice assouvi. Envers et contre tout demeurant statue, gardant le silence, vestale du temps retrouvé, elle ne descendait pas de son piédestal qui la gardait altière, sans lui interdire un regard, un soupir, une larme.
...
Décidément, les liaisons de chair semblaient inférieures aux liaisons de pierre. Celles-ci ne mentaient pas. Celles-là atteignaient toujours aux limites de la compréhension réciproque. Le geste ne se joignait jamais à la parole, et la parole démentait l'écrit. La pierre ne changeait pas. Elle gardait dans le doute une force tranquille, faisait de l'immobilité une source de mouvement. Hier, aujourd'hui, demain n'avaient aucun sens. La permanence régnait sans partage. A l'abri des fluctuations et des humeurs, la pierre offrait une densité si éloignée des insupportables légèretés de l'être, que son silence parlait plus haut et plus fort que toutes les sociétés et les conversations. Veturia était ce silence. Lorsque, le vendredi venu, il accourait au rendez-vous, il se sentait tout imprégné par des effluves magnétiques. Cette humeur autre, dont parlait Plutarque, émanée du marbre, était le plus beau des langages. Qu'importaient alors le caquet et la parlerie? Il suffisait qu'il se tînt assis près du socle, ou debout parfois, afin de la prendre à témoin muettement, de lui confier ses doutes ou lui parler de Coriolan. L'exil était leur sujet favori, qu'il fût loin de Rome ou chez les Volsques, volontaire ou forcé, vécu comme une vertu ou une ignominie. Ce décalage d'une statue romaine en plein Paris, exécutée sous la Régence, mêlant trois époques, mettait dans cette relation hors du commun une note de fantaisie. Les Tuileries en prenaient soudain l'air des jardins suspendus de Sémiramis à Babylone. Et lui, nouveau Ninus, régnait sur ce royaume.  
    

vendredi 6 mai 2016

STATUES / 1

De crainte d'être importun, il n'avait osé jusque là adresser la parole à la statue. Puis, dans le doute, ne sachant si elle désirait un mot comme elle avait désiré un regard, il avait exhumé du fond de sa mémoire quelques bribes de latin afin de se mieux faire entendre. Veturia, cur siles? Car elle aussi se taisait. Et quousque tandem silebis? Il avait mis la main, pour s'en aider, sur un vieux Quicherat du siècle dernier et un exemplaire fané de la syntaxe de Riemann. Car il fallait parler son vernaculaire. Hic tibi (fabor enim, quando haec te cura remordet). Que savait-il de ce souci virgilien scellé dans la pierre? Il brûlait de lui dire, comme Jupiter à Cythérée : "Parce metu, Veturia! Ton fils n'a pas été sourd à tes objurgations. Il n'a pas marché sur Rome et a préféré l'exil. Trois historiens parmi les plus grands ont répété tes paroles et les siennes. Plus tard, un dramaturge, plus illustre qu'Accius ou Pacuvius, a fait de son histoire un drame, où tu figures, Veturia, sous le nom de Volumnia. Quatre fois Coriolan t'a invoquée avec angoisse, avant de faire droit à ta requête. Il ne t'a pas laissée comme une prisonnière dans les ceps, mais t'a obéi, la mort dans l'âme. Most dangerously, if not most mortal. Ainsi, Britannia t'a rendu hommage. Et j'imagine volontiers que la plus célèbre voyageuse britannique, traversant les Tuileries le 16 octobre 1718, peu avant qu'on y ait érigé ta statue, ne serait point passée outre sans t'assurer de cette sympathie qui tient de la vénération. Ainsi, tu peux rasséréner ton âme, et ne mérites plus ton nom de Trascurata  ! Et je ne manquerai moi-même, si tu le veux, de venir tacitement t'entretenir ; et peut-être voudras-tu me répondre : car de voir des images qui semblent suer ou pleurer, ou rendre quelque humeur teinte comme sang, ce n'est pas chose impossible, parce que le bois et la pierre ordinairement reçoivent une certaine moiteur dont il s'engendre de l'humeur ; et si est bien possible que ces images et statues jettent aucunefois quelque son semblable à un soupir ou à un gémissement quand au profond du dedans il se fait quelque rupture. Ainsi écrit Plutarque en sa vie de Coriolan, Veturia, et je le crois".

dimanche 1 mai 2016

LIVRE EN PERIL

L'on n'imaginait pas qu'un jour, le livre ferait les frais de l'antagonisme entre virtualité et réalité, existence et inexistence, être et non-être. Il y a aujourd'hui, paraît-il, plus de livres virtuels que de livres réels. J'apprends que cela s'appelle désormais e-books. Noli me tangere. On ne touche plus le livre. Mais touche-t-on encore au livre? Sans doute, n'y a-t-il jamais eu autant de livres en librairie. Le paradoxe est qu'il n'y a jamais eu si peu de livres. Tant de lecteurs et si peu de lecteurs! Le moindre homme politique, présent, passé ou à venir, le moindre acteur en délicatesse avec son public, le moindre sportif en déconfiture y va de ses mémoires, emplit les vitrines quelques jours, quelques heures, puis disparaît sans retour. Une amante délaissée en vendra même six cent mille, avant que la fureur politique ne retombe. Le roman fleurit sous des titres d'une effarante platitude, "La première nuit", "La première rencontre", "La première fois", "Jamais sans toi", "Elle et lui" (tiens! déjà vu...), "Où es-tu?", "Je reviens te chercher", "Seras-tu là?" Tout cela se décline à l'infini et se vend de même, s'exporte et se traduit, par milliers ou millions, devient immédiatement "livre de poche", non cousu, perdant ses pages, - ce dont on ne peut que se réjouir -, voué à la décharge publique.
Certes, le déclin vient de loin, et de haut. A la Bibliothèque nationale de France, depuis longtemps, on ne touche plus aux grands journaux du dix-neuvième siècle, mais à des microfilms exsangues et déjà détériorés. La microfiche prolifère ; l'acte de feuilleter est devenu anachronique, geste perdu, vestige. Il n'est plus que machine, écrans, boutons. Le papier s'éloigne. Définitivement.
Mais déjà, les papiers fin-de-siècle (le dix-neuvième) n'étaient plus ce qu'ils étaient, contenaient dans leur pâte de l'oxyde de fer, rouillaient et s'oxydaient : ce sont les fameuses "rousseurs" décrites sur les catalogues des libraires, qui défigurent le livre au grand dam des amateurs. Je songe aux papiers de jadis, des Alde et des Estienne, des Gryphe, des Elsevier et des Plantin, aujourd'hui encore luisant de propreté, brillants, immaculés, exempts de toute souillure. Le vélin des reliures à recouvrement est intact, solide, juste un peu bruni, patiné. Et puis, le papier avait un grain, une épaisseur, une odeur aussi, une complicité avec la main et avec l'œil. On trouvait encore cela naguère, avec les tirages de tête dits "en grand papier" : papier de Hollande Pannekoek, vergés d'Arches ou de Rives avec leurs pontuseaux, le Chine mince et tirant sur le gris, le japon à la cuve et le japon nacré, où les nacrures blanches faisaient merveille, le Whatman si robuste qu'il semblait inaltérable in saecula saeculorum... L'idée même qu'un livre pût être rogné était intolérable, et le massicot était l'organe du diable. Il fallait couper patiemment les pages, avec les précautions d'usage, pour ne point abîmer les Outhenin-Chalandre et les Seychal Mill, Lafuma ou Voiron.
Mais où est le preux Charlemagne?
Peut-être à Tusson (Charente), où l'éditeur Du Lérot perpétue avec bonheur une tradition ancienne d'ouvrages évidemment non rognés, à couverture rempliée et tirés à petit nombre... car il y a si peu de lecteurs!