mercredi 11 mai 2016

STATUES / 2

Il savait gré au sculpteur d'avoir rendu sa féminité à Veturia. Ce n'était plus, aux Tuileries, magno natu mulier, mais des fleurs dont la promesse n'avait point encore passé. Au corps épanoui, presque massif, dont les beaux bras levés eussent formé un tendre collier, faisait contraste un visage fin, juvénile et pensif jusqu'à l'étonnement douloureux. Et le sein découvert, ni celui de Jocaste, ni celui de Phryné, était la beauté d'un rêve de pierre. Pierre Legros II n'avait pu se résoudre à montrer des ans l'irréparable outrage. Préférant la féminité au matriarcat, il avait sculpté une figure dont le rôle patriotique n'avait point oblitéré la possibilité de plaire. Le siècle des Lumières s'alliait ainsi aux débuts de la République romaine. C'était Lancret, c'était Houdon à Rome.
Il y a, se disait-il, une parenté et comme un air de famille entre les statues. Il songeait aux vers de Keats célébrant l'urne grecque. Veturia aussi était fille adoptive du Silence. N'en portait-elle pas le nom? Elle non plus ne se flétrirait pas, n'aurait jamais le front brûlant ni la langue desséchée. Et lui-même, bien que touchant au but, n'atteindrait jamais à la félicité. A l'inverse de Pygmalion, l'amant au flanc du vase n'eût jamais prié Vénus; ou l'eût priée, de ne point attenter au marbre et de lui conserver sa froideur minérale. Ce Pygmalion était sans doute un jouisseur vulgaire, adepte de la Vénus Pandêmos, piètre artiste assurément, pour n'avoir pas compris que seul comptait le temps ralenti, le slow time de Keats, et préféré réintégrer son art à la matérialité promptement périssable. Lui ne tomberait pas dans ce piège : Veturia n'avait rien à craindre. Il ne lui ferait pas courir le risque d'un cœur navré ou repu. Car l'autre Pygmalion, épuisant les possibles, prisonnier de la palinodie, priant Vénus, derechef, de rendre la vivante à la pierre, était pire encore. Veturia ne pouvait être un caprice assouvi. Envers et contre tout demeurant statue, gardant le silence, vestale du temps retrouvé, elle ne descendait pas de son piédestal qui la gardait altière, sans lui interdire un regard, un soupir, une larme.
...
Décidément, les liaisons de chair semblaient inférieures aux liaisons de pierre. Celles-ci ne mentaient pas. Celles-là atteignaient toujours aux limites de la compréhension réciproque. Le geste ne se joignait jamais à la parole, et la parole démentait l'écrit. La pierre ne changeait pas. Elle gardait dans le doute une force tranquille, faisait de l'immobilité une source de mouvement. Hier, aujourd'hui, demain n'avaient aucun sens. La permanence régnait sans partage. A l'abri des fluctuations et des humeurs, la pierre offrait une densité si éloignée des insupportables légèretés de l'être, que son silence parlait plus haut et plus fort que toutes les sociétés et les conversations. Veturia était ce silence. Lorsque, le vendredi venu, il accourait au rendez-vous, il se sentait tout imprégné par des effluves magnétiques. Cette humeur autre, dont parlait Plutarque, émanée du marbre, était le plus beau des langages. Qu'importaient alors le caquet et la parlerie? Il suffisait qu'il se tînt assis près du socle, ou debout parfois, afin de la prendre à témoin muettement, de lui confier ses doutes ou lui parler de Coriolan. L'exil était leur sujet favori, qu'il fût loin de Rome ou chez les Volsques, volontaire ou forcé, vécu comme une vertu ou une ignominie. Ce décalage d'une statue romaine en plein Paris, exécutée sous la Régence, mêlant trois époques, mettait dans cette relation hors du commun une note de fantaisie. Les Tuileries en prenaient soudain l'air des jardins suspendus de Sémiramis à Babylone. Et lui, nouveau Ninus, régnait sur ce royaume.  
    

2 commentaires:

  1. J'attendais la suite de votre précédent texte avec impatience! C'est toujours un réel enchantement de lire votre dense et raffinée prose...

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  2. Je suis d'accord avec le commentaire précédent. Texte magnifique. On aimerait que des éditeurs aient le courage de publier cette prose dont le rythme et le lexique enchantent. Saluons au passage les éditions Calleva...

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