mardi 28 juin 2016

POUDRE AUX YEUX

L'ère du jargon, dans laquelle nous sommes entrés, et de laquelle nous ne sommes visiblement pas près de sortir, bat son plein. Il n'est de jour ou de colloque qui ne lui apporte son tribut. Aujourd'hui, c'est en Anjou, où se célèbre un mariage (morganatique ?) entre écologie et littérature. J'emploie, par contagion sans doute, un mot en -tique, ayant lu le sujet suivant proposé pour une communication : "La transitivité acousmatique de la parole naturelle : étude acroamatique de Jacques Dupin et de Philippe Jaccottet". Voilà Vadius et Trissotin tout ensemble! "- Et sait du grec, madame!" "- Il sait du grec, ma sœur!" Hélas! Il fallait, dit-on, neuf cents mots pour lire Racine. Mais l'on y chercherait en vain les vocables susmentionnés. J'ai ouvert, pour m'instruire, le Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire de Ferdinand Buisson (1911), dont les Editions Théolib viennent de donner (2011) une réimpression bienvenue. On peut y lire, au tome I, sous l'entrée "acroamatique" : "Ce mot, fort inutilement emprunté au grec, ne désigne autre chose que l'enseignement oral. Dans l'histoire de la philosophie, il a un sens spécial : on y appelle acroamatique  une partie de l'enseignement d'Aristote réservée par ce philosophe aux seuls initiés. Etait-il besoin d'aller chercher si loin, pour en dénaturer la signification historique, un mot si pédant? On le trouve fréquemment aujourd'hui chez les pédagogues allemands; et nous ne souhaitons pas qu'on le leur prenne". Hélas, c'est fait! Les petits grimauds et barbouilleurs de papier n'ont qu'à bien se tenir. Mais ce n'est pas là un vers de Jacques Dupin ou de Philippe Jaccottet. C'est un vers de Molière.

samedi 18 juin 2016

RESUMPTION

Je voudrais remettre ce mot en usage. Littré le dit "terme didactique, peu usité", dans le sens de "Action de résumer". C'est que le résumé devient à l'ordre du jour. Il n'est plus l'outil pédagogique commode qui, à la fin d'une leçon, aidait l'élève à la mieux retenir. Désormais, il remplace la lecture, s'oppose à l'intégralité, encourage la paresse. Des firmes se créent, dont la raison d'être est de ré-su-mer! Pour tous ceux qui n'ont plus le temps, le goût, la volonté ou le plaisir de lire; qui veulent avoir une teinture et non une connaissance; qui préfèrent (horresco referens!) le plat cuisiné tout préparé sous cellophane à la bonne chère longuement apprêtée, il y a aujourd'hui de bonnes adresses : envoyez-nous le livre, on vous le résumera. Les quatre cents pages abrégées en quinze : qui dit mieux? Ainsi pourrez-vous feindre d'être un homme cultivé à bon compte, dans les dîners bourgeois à prétentions intellectuelles. C'est l'oraison funèbre de la lecture. Fini, le temps de grâce où l'on emportait son livre dans un coin retiré, comme un ami, pour partager du temps avec lui, pour avoir du chagrin quand on le terminait, pour dissiper son chagrin lorsque l'on en avait. C'est Montesquieu qui le dit, dans ses pensées diverses : "L'étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture n'ait dissipé" (Œuvres Complètes, Paris, Hachette, 1856, tome II, p. 451-452).
La vitesse emporte tout. Je me souviens d'un concours d'agrégation ayant à son programme une pièce historique de Shakespeare, qu'un candidat, renonçant à la lire, allait voir au cinéma dans une adaptation médiocre. Cela allait plus vite. C'était la mort du texte, remplacé par l'image commerciale. Aujourd'hui, on résume. Qu'importe la beauté du style, la lenteur nécessaire, le goût d'une page parfaite? On a fait semblant de lire. On n'a pas lu.     

mardi 14 juin 2016

L'ARBRE QUI CACHE LA FORÊT

  L'on ne se souvient aujourd'hui de Mary Shelley, l'épouse de Shelley, que parce qu'elle écrivit, à l'âge de dix-neuf ans, le fameux roman Frankenstein, que d'ailleurs personne ne lit, mais dont on va voir au cinéma les adaptations plus ou moins fidèles, tout en croyant d'ailleurs que le nom même de Frankenstein désigne le monstre, alors qu'il s'agit de son créateur. Ce Frankenstein a d'ailleurs un prénom, Victor, une épouse, une famille, ce dont on ne se soucie guère. Le monstre, le monstre, tout est là! 
   Ce roman trop célèbre est bien l'arbre qui cache la forêt. Mary Shelley a écrit en effet six autres romans, plus une novella récemment redécouverte (1997), deux relations de voyage, des biographies d'auteurs français, italiens, espagnols et portugais, des poèmes, deux drames en vers, de nombreux contes et nouvelles. Elle a entretenu sa vie durant une vaste correspondance, aujourd'hui totalement accessible. Las! C'est toujours Frankenstein qui occupe le devant de la scène.
  Il faut saluer l'initiative d'Antonella Braida à l'Université de Nancy, où elle a organisé récemment un colloque, le premier en France, entièrement consacré à Mary Shelley. D'autres aspects de son œuvre y sont heureusement abordés : la poésie, avec le long poème, "The Choice", qu'elle écrivit sur la mort de Shelley; les contes et nouvelles; les compétences linguistiques de Mary Shelley, notamment le grec et l'italien; sa collaboration aux périodiques de l'époque.
   On peut aujourd'hui lire son roman Le Dernier Homme (The Last Man), en anglais ou en français, entre roman d'anticipation et dystopie, décrivant un monde dépeuplé par une épidémie de peste qui ne laisse qu'un seul survivant : elle-même, sous un nom et un sexe d'emprunt, qui se décrivait "enserrée, emmurée, claquemurée par de septuples barrières de solitude", "fermée à la lumière et à la nourriture, à tout sauf à l'enfer torride habitant mon sein". Belles et poignantes images de déréliction, dont le poème "The Choice" avait déjà donné l'exemple.

vendredi 3 juin 2016

LA BICYCLETTE A L'UNIVERSITE ?

J'apprends avec surprise que le coureur cycliste Bernard Hinault relève désormais, non plus des annales sportives, mais de... la littérature comparée! Cette noble science, à laquelle des maîtres éminents, Baldensperger, Carré, Paul Hazard, ont donné jadis ses lettres patentes, se verrait-elle aujourd'hui reléguée dans la caravane du Tour de France? Et consacrée, en principe, à l'étude des concomitances littéraires et artistiques entre différentes aires linguistiques à une époque donnée, étudiant Goethe en France, l'Angleterre et Voltaire ou l'Italie des Romantiques anglais, ne serait-elle plus maintenant qu'un attribut de la Grande Boucle? L'Université, dont j'ai célébré les obsèques dans un récent Obituaire, ne sait décidément plus à quel saint se vouer. Foin des saint Augustin et des saint Jérôme! La Petite Reine a fait son entrée dans les Sorbonnes!
Certes, la chose n'est pas totalement nouvelle. Je me souviens de deux prestigieux coureurs italiens que l'enthousiasme d'outre-alpes qualifiait jadis sans broncher de "Dante del ciclismo" et de "Raffaello del pedale"! Mais aujourd'hui, on théorise. Il y a une "dramaturgie" du sprint et de l'escalade contre la montre. Il paraît que le sportif doit "prendre possession de sa légende". Il y avait autrefois la légende du Graal et la Légende des Siècles, ou celle encore de saint Julien l'Hospitalier. Il y a aujourd'hui la légende de Bernard Hinault. Loin de moi la pensée de dévaloriser le sport d'aucune manière ou de médire d'un sportif estimable. Mais ne peut-on plus mettre the right man in the right place? Entre une victoire d'étape et la Divine Comédie, entre un maillot jaune et la Fornarina, que peut-il y avoir de commun? Pourquoi brouiller les pistes en les affublant de grands mots? Pourquoi toujours mêler la chèvre et le chou?