Des mots tombent en désuétude, remplacés par d'atténuatives et bienséantes périphrases. On n'est plus aveugle, mais non voyant; ni sourd, mais mal entendant. Partout, la litote sévit, y compris dans la vie sociale. Affublé d'un instrument bruyant qui lui brise les tympans et incommode le voisinage, le balayeur municipal est devenu technicien de surface; et la caissière des hypermarchés, soumise par sa direction à des rythmes toujours plus effrénés, s'intitule en contrepartie hôtesse de caisse. L'aveugle y gagne-t-il plus de commisération et la caissière plus de dignité? Rien n'est moins sûr. Leurs émoluments sont-ils revus à la hausse? Il ne le semble. Mais la litote est là, consolante, hypocrite.
La pire touche à l'âge. On n'est plus jamais un vieillard, encore moins un vieux. Aujourd'hui, on est un senior. Et une race nouvelle est apparue : le senior souriant. Les publicités regorgent de sourires âgés, empreints de jovialité, de satisfaction, de bien-être. Il faut dire que pour les industriels du voyage, du loisir, de la gastronomie ou de la mode, il y a là une clientèle de choix, un marché colossal. Cela vaut bien un comparatif et un sourire. Peu importe s'il apparaît figé, inexpressif et visiblement de commande. Le senior est heureux. Il l'est, il doit l'être. Son nom se confond avec seigneur. Noblesse d'emprunt. Pourtant, ce n'est qu'un comparatif, celui de senex, Gaffiot le confirme, ne signifiant autre chose que vieux. Donc, plus vieux.
Cet adjectif substantivé, ostracisé, certains l'avaient pourtant osé, et non des moindres. Dans son dernier recueil de vers, le poète Auguste Dupouy ne craignait pas d'écrire :
Je voudrais, devenu ce que je suis, un vieux,
Me reposer là-bas, sous les pins de la dune.
Et encore :
Or voici que je suis devenu ce vieillard
N'ayant appris vraiment que peu de choses.
Et un autre poète, Maurice Magre, dans le très beau poème "Vieillesse", inclus dans un recueil au titre significatif (La Montée aux Enfers) et une section plus significative encore ("Le masque de la Beauté perdue") :
Tel je serai. Dans un vieux corps une jeune âme
Dans un visage replâtré, les yeux repeints
[...]
Chacun contemplera sur ce vainqueur sinistre
Les poches de mes yeux et les nœuds de mes mains.
[...]
[...]
Ô pouvoir qui détruis et fais naître, ô nature!
Fais-moi mourir avec des cheveux et des dents.
Belle réclame pour une maison de retraite...
J'apprécie particulièrement la manière avec laquelle vous relevez les "travers de ce temps"! Vous avez toujours le regard et le mot juste! La litote est tellement présente dans le vocabulaire courant que l'on n'y prend même plus garde! Son emploi révèle bien l'hypocrisie du monde actuel!
RépondreSupprimer