Il y a sans doute quelque
paradoxe à faire l’éloge du déclin. Comme dans le titre du célèbre ouvrage de
l’historien Edward Gibbon, le déclin précède la chute. Il implique d’ordinaire
dégradation, abâtardissement, relâchement, faiblesse, avant la ruine définitive
et le néant. La Décadence semble installer la décomposition dans la durée. Il y
a des temps ou des siècles de décadence, où l’on décrie ce qu’on avait loué et
loue ce qui était décrié. « Les égouts de Paris méritent qu’il s’y passe
quelque chose d’illustre. Des personnes qui ont tout vu disent que ces égouts
sont peut-être ce qu’il y a de plus beau dans le monde. La lumière y éclate, la
fange y entretient une température douce, on s’y promène en barque, on y chasse
au rat, on y organise des entrevues, et déjà plus d’une dot y fut prise ».
Ces lignes de Louis Veuillot, dès
1866, cherchent à exalter, fût-ce par antiphrase et de manière parodique, la
beauté de la laideur. À la même époque (1862), Théophile Gautier, que Veuillot
n’aimait guère, parlait des « belles époques littéraires »
considérées comme « définitives » et ajoutait : « Après
selon les critiques et les rhéteurs, tout n’est que décadence, mauvais goût,
bizarrerie, enflure, recherche, néologisme, corruption et monstruosité ».
Il n’y a, en apparence, rien là qui dût être loué. Cette cascade péjorative
énumère au contraire tout ce qui va contre la norme, la mesure et la bienséance
dans le fond comme dans la forme. Veuillot encore, songeant aux deux
observateurs latéraux du tableau de Thomas Couture Les Romains de la Décadence, parlait du « corps souillé »
de Rome, « vautré devant eux, crevant de l’excès de la viande et du
vin » et de « mourir dans la fange et le vomissement des
orgies ». Mais qu’advient-il si, de péjoratifs, les termes de Gautier
deviennent au contraire laudatifs et définissent une sensibilité et une
poétique nouvelles ? On savait depuis Baudelaire que le Beau est toujours
bizarre, depuis les Goncourt que la recherche est une qualité et le néologisme
une nécessité, depuis Lorrain que la corruption est un art, depuis Huÿsmans que
le monstre est une fascination, depuis Jankélévitch qu’il y a un « bon
mauvais goût ». L’éloge de la Décadence pourrait être éloge de l’extrême
et de l’excès. Il s’agirait de reculer les limites du bon goût jusqu’à un point
de non-retour, d’une pratique systématique et pour ainsi dire journalière de
l’oxymore. Les formules de Charles Morice (1888) font date en ce sens : la
Décadence, « une naissance dans une agonie », « une aurore dans
la nuit » ; mais où la nuit, peut-être, compte plus que l’aurore, et
l’agonie, plus que la naissance. L’extrême prend tout son sens, celui de
l’onction ou de la dernière heure. Dernière extrémité de la Beauté, du Langage,
du Sens, de la Vie. Gautier, encore, le dit très bien : « À nos yeux,
ce qu’on appelle décadence est au contraire maturité complète, la civilisation
extrême, le couronnement des choses ». « Ultra affiné », dira du
décadent Paul Valéry de son côté (1890), « encore vierge des sales baisers
du professeur de littérature » : échappant, par là même, à toute
tentative de justification ou de réhabilitation, d’une élégance sans nom,
refusant d’être enrôlée dans la glose académique. « Un caractère de
particularité, de paroxysme et d’outrance », dira encore Gautier, puisque
« le beau s’obtient dans l’horreur comme dans la grâce » et qu’il
importe de choisir la scélératesse de la jusquiame plutôt que l’honnêteté de la
rose.