dimanche 6 octobre 2019

LE MEURTRIER ET LA LUNE 2/2

(William Godwin, 1805)

Mais quel contraste entre la sérénité de ce décor et les pensées furieuses qui traversaient l'esprit du meurtrier! Il ne pouvait demeurer un instant en repos, fronçait les sourcils, se frappait le front de son poing fermé en faisant les cent pas. Il vit enfin son oncle survenir. Rabattant son chapeau sur son visage, de façon à n'être point reconnu, il projeta le vieil homme sur le sol et s'apprêtait à l'occire.
Qui êtes-vous, dit son oncle; et qu'entendez-vous faire? Je n'ai pas peur de la mort : aucun homme juste n'a peur de mourir. Mais levez les yeux! La lune, qui brille d'un doux éclat sur le ciel sombre, ne vous demande-t-elle pas comment vous osez violer la splendeur de son règne? Non, si vous voulez commettre un meurtre, allez plutôt dans les sombres recoins d'une ville mal famée, que ne hantent que des misérables de votre espèce, et où il n'est pas possible d'entendre le clapotis du ruisseau ni de voir danser l'ombre des feuilles.
Tandis que l'oncle parlait ainsi, une révolution se produisit dans l'esprit du neveu. Jusqu'alors, il n'avait pas levé les yeux ni observé le décor. Il sentit le pouvoir de la Nature présente à lui dans toute sa beauté. L'arme mortelle lui tomba des mains. Il courut en hâte vers le port voisin et s'embarqua pour des pays lointains. L'oncle n'eut jamais la douleur d'apprendre que son neveu avait cherché à le tuer; et le gaillard demeura à l'étranger de longues années, à l'issue desquelles il revint, je l'espère, un autre homme.

© Jean de Palacio
  

samedi 5 octobre 2019

LE MEURTRIER ET LA LUNE

(William Godwin, 1805)


Il était une fois un méchant jeune homme qui n'avait plus ni père ni mère. Ceux-ci avaient eu des malheurs, avaient perdu tous leurs biens, pour mourir à la fin de déception et de chagrin. Ces calamités avaient moins atteint le jeune homme, car il avait un oncle fort riche qui l'avait accueilli chez lui et l'avait traité comme son enfant. L'oncle lui-même n'avait pas d'enfant. 
Il est toutefois difficile de compenser la mort des parents. L'oncle avait pour son neveu une grande affection, mais ne se préoccupait pas de lui aussi souvent et n'était pas de si bon conseil que ne l'auraient pu ses parents. Peut-être le jeune homme avait-il une mauvaise nature. Il s'acoquina avec des forbans ; joua aux cartes et aux dés de fortes sommes ; se montra dépensier ; et lorsque le généreux oncle se lassa de lui donner de l'argent, ce mauvais garçon déroba ce que le bonhomme lui refusait. Il savait que, par le testament de l'oncle, toute la propriété lui reviendrait à sa mort ; et il réfléchit qu'il serait fort aise d'avoir tout à sa disposition, au lieu de réclamer chaque fois quelque chose comme il avait accoutumé de faire. L'ingrat qu'il était se lassa d'attendre ; il décida de tuer son bienfaiteur.
Un soir que son oncle dînait avec un fermier du voisinage, ce mauvais neveu résolut de le guetter à son retour et de faire en sorte qu'il ne rentre jamais vivant dans sa maison. Il savait que le vieil homme reviendrait à minuit précis ; et, de crainte de voir son dessein échouer, il décida de se tenir aux aguets un quart d'heure auparavant. Il se trouva que c'était un beau clair de lune. Les chiens avaient aboyé et les hiboux ululé peu avant ; mais maintenant, tout était silencieux. On n'entendait rien que le clapotis d'un petit ruisseau qui courait à travers les roseaux en marge du chemin. Un peu à l'écart se trouvait une rangée de grands arbres. La nuit semblait briller comme en plein jour ; arbres et buissons étaient noirs ; et l'ombre des feuilles à peine frôlées par le vent jouait incessamment dans l'herbe. Tout exprimait la tranquillité. On eût dit que nulle passion malsaine ou mauvaise nature ni perversité n'eussent pu faire irruption dans ce décor. Si j'avais été là, j'aurais, par simple bonheur ou paix de l'âme, oublié le monde entier et me serais cru au paradis. 
                                                                                 (à suivre)      
                                                                            (to be followed)

[©Jean de Palacio]

vendredi 4 octobre 2019

ANARCHISTE ET/OU FABULISTE


William Godwin (1756-1836) n’est pas seulement l’apôtre de la justice politique, le pourfendeur de « la vanité et l’autocomplaisance des législateurs et des hommes d’état », le théoricien de l’anarchisme, le louangeur de la Révolution française, le partisan de l’union libre et le dénonciateur de la cohabitation, le flétrisseur du pouvoir héréditaire et le proclamateur de la « misérable absurdité des titres de noblesse » ; il ne se contente pas non plus d’être un romancier écouté et le père de l’auteur de Frankenstein, qui lui est d’ailleurs dédié. Il est aussi fabuliste, auteur d’ouvrages scolaires, destinés aux « enfants de trois à huit ans », comme ses Fables Ancient and Modern, parues en 1806 et dont le succès ne se démentit point pendant plus de trente ans (la dernière édition est de 1840, posthume). A la fois moyen de subsistance et vocation affirmée, la « Juvenile Library » témoigne de l’intérêt profond de Godwin pour l’enfance et de vues novatrices en la matière. Il ne craint pas d’affirmer, dans la préface des Fables : « If we would benefit a child, we must become in part a child ourselves ». Et l’on sait qu’il éprouvait la force de conviction de ses livres d’enfant sur ses propres filles !
Godwin n’hésita pas à faire complaisamment la propre publicité de ses Fables sous la plume de sa seconde épouse Mary Jane, laquelle traduisit les Drames pour enfants de L.F. Jauffret ; dans une des saynètes, « The Dangers of Gossiping », on voit la gouvernante Mrs. Mildmay se livrer à un éloge appuyé de ce « delightful author » et de son « delightful book » : 
« The peculiar excellence of this author […] is the extraordinary art he possesses of communicating the sources of sentiment and knowledge his lively fancy creates, in a style of affectionate playfulness, that captivates the heart of both the parent and the child ».   

Tout en suivant, mais en élargissant Esope, dont il critique la sécheresse, Godwin ne se fit pas faute d’écrire des fables de son cru, dépourvues souvent de la morale pratique inhérente au genre, mais pourvues d’une réflexion sur l’apprentissage de la sagesse et de l’aptitude à se réformer soi-même. Je donnerai dans un prochain blog, traduite pour la première fois, la fable « The Murderer and the Moon », dont l’argument doit appartenir à Godwin.