La postérité n'a pas toujours été tendre pour Voltaire, et les panthéons fin-de-siècle ne lui ont guère fait place. Chacun se souvient de l'interpellation précoce de Musset (1833) sur son "hideux sourire" hérité de Houdon. Charles Morice dira en 1889 : "Musset a pour lui la haine de la victime pour l'assassin". Il ne se trouve que Flaubert pour oser dire à madame Roger des Genettes : "J'aime le grand Voltaire autant que je déteste le grand Rousseau" (1859). Trente ans plus tard, la "grande palpitation qui a remué le monde" paraît singulièrement essoufflée. "Aujourd'hui c'est Voltaire qui règne, c'est à dire moins que rien", s'écrie Morice; "Si Louis XIV est en bois, Voltaire, lui, est en boue"; "cette oeuvre énorme n'existe pas"; "Rien en poésie, rien en prose, rien en science. Rien au positif, voilà le résultat de Voltaire. Au négatif il se revanche et ce vent de néant qu'il souffle a tout fané autour de lui. Une contagion de néant" (in La Littérature de tout à l'heure, 1889). Dès 1872, Ernest Hello, parle de la "longue et hideuse grimace du dix-huitième siècle" qui "devait laisser son type dans une grimace vivante, et Voltaire est né". "Singe", "imbécile malpropre", il n'a pas pour lui de mots assez durs (in L'Homme, 1872). Il réitère en 1880 : "Voltaire est descendu si bas, qu'après avoir tué (dans la mesure de son pouvoir) Dieu, l'homme, la société, l'Art, il rit de bon coeur et danse sur les cadavres qu'il croit avoir faits" (in Les Plateaux de la Balance, 1880). C'est toujours le hideux sourire de Musset : "ricanement stupide lancé à la face de tout et de tous", et : "Sous le rire de Voltaire [...] il y avait des grincements de dents, comme en enfer" (Hello). Le grand mot est lâché. La même année 1880, Adrien Duval, d'ailleurs proche de Hello auquel il rend hommage, publie ses Contes merveilleux, contenant notamment le conte intitulé "Le Congé de Voltaire". Satan s'y promène "au milieu de ses damnés favoris", au nombre desquels Voltaire, "l'un des plus laids, auquel les diables eux-mêmes empruntaient des grimaces". Nous sommes en 1878; Voltaire demande à Satan une grâce : "un congé pour assister aux préparatifs de [s]on centenaire". Ce congé de trente jours est accordé, mais Voltaire, dans une sorte de nostalgie de l'Enfer, revient huit jours après, ayant constaté que Jésus est de retour et que l'esprit religieux n'est pas mort. Le jugement de l'auteur est sans appel : Voltaire est "un des grands malfaiteurs de l'humanité, un exemplaire complet des péchés capitaux".
mardi 21 avril 2020
samedi 4 avril 2020
L'IMPOSSIBILITE D'ETRE HEUREUX
Deux romans de l'écrivain autrichien Hermann Bahr (1863-1934) dépeignent, à une date précoce (la fin du règne de l'empereur François-Joseph) le malaise de l'Autriche, incarné dans deux figures d'aristocrates : Klemens, Baron Furnian (Drut, 1909) et Franz, Graf Flayn (Himmelfahrt, 1916) ; l'un, sous l'angle de la bureaucratie envahissante; l'autre, dont on trouvera ci-dessous un extrait, sous l'angle du retour à la religion.
"Était-il donc malheureux? Il s'était souvent trompé, les hommes l'avaient dupé, et il ne trouvait de satisfaction ni dans l'art, ni dans la science. Cela le chagrinait souvent, et lorsque le chagrin était trop grand, il était jusqu'alors tout simplement reparti en voyage. Le bruit avait couru un temps dans la ville, que la belle scélérate avait peut-être été incarcérée et qu'aucun spiritiste ne pouvait plus s'y montrer, mais lui, il est tout simplement parti, il a voyagé jusque chez son frère, qui ne posait jamais de question, et à qui du reste tout cela était égal. Il est reparti en voyage et a laissé encore une fois quelque chose derrière lui! Et il ne lui reste que le souvenir de deux grands yeux d'enfant, profonds, inquisiteurs. Cette fois, ils étaient gris, la couleur changeait; mais, pour finir, rien d'autre ne lui était resté que le souvenir d'une paire d'yeux.
"Était-il donc malheureux? Il s'était souvent trompé, les hommes l'avaient dupé, et il ne trouvait de satisfaction ni dans l'art, ni dans la science. Cela le chagrinait souvent, et lorsque le chagrin était trop grand, il était jusqu'alors tout simplement reparti en voyage. Le bruit avait couru un temps dans la ville, que la belle scélérate avait peut-être été incarcérée et qu'aucun spiritiste ne pouvait plus s'y montrer, mais lui, il est tout simplement parti, il a voyagé jusque chez son frère, qui ne posait jamais de question, et à qui du reste tout cela était égal. Il est reparti en voyage et a laissé encore une fois quelque chose derrière lui! Et il ne lui reste que le souvenir de deux grands yeux d'enfant, profonds, inquisiteurs. Cette fois, ils étaient gris, la couleur changeait; mais, pour finir, rien d'autre ne lui était resté que le souvenir d'une paire d'yeux.
Mais il serait néanmoins présomptueux de sa part, de se qualifier pour autant de malheureux. Il se sentirait peut-être mieux si, un beau jour, il lui arrivait malheur, un malheur clair et net. Tout bien considéré, il peut dire tout au plus qu'il n'a pas de chance. Et même ceci est, à vrai dire, douteux. Il a de l'argent, il fait et laisse ce qu'il veut, il a avec sa mère un lien fusionnel, son frère le dorlote, son nom lui sert partout d'introduction, il a vu le monde, connaît les grands de ce monde, plaît aux femmes; partout où il va, il est bien reçu, on apprécie son talent, on lui passe ses fantaisies et on a de l'indulgence pour ses caprices. Et si cela ne suffit pas à son bonheur, qui donc serait heureux? Que lui manque-t-il donc? Rien d'autre que le sentiment d'être heureux".
Hermann Bahr, Himmelfahrt (1916)
copyright Jean de Palacio
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