samedi 4 avril 2020

L'IMPOSSIBILITE D'ETRE HEUREUX

Deux romans de l'écrivain autrichien Hermann Bahr (1863-1934) dépeignent, à une date précoce (la fin du règne de l'empereur François-Joseph) le malaise de l'Autriche, incarné dans deux figures d'aristocrates : Klemens, Baron Furnian (Drut, 1909) et Franz, Graf Flayn (Himmelfahrt, 1916) ; l'un, sous l'angle de la bureaucratie envahissante; l'autre, dont on trouvera ci-dessous un extrait, sous l'angle du retour à la religion.  

"Était-il donc malheureux? Il s'était souvent trompé, les hommes l'avaient dupé, et il ne trouvait de satisfaction ni dans l'art, ni dans la science. Cela le chagrinait souvent, et lorsque le chagrin était trop grand, il était jusqu'alors tout simplement reparti en voyage. Le bruit avait couru un temps dans la ville, que la belle scélérate avait peut-être été incarcérée et qu'aucun spiritiste ne pouvait plus s'y montrer, mais lui, il est tout simplement parti, il a voyagé jusque chez son frère, qui ne posait jamais de question, et à qui du reste tout cela était égal. Il est reparti en voyage et a laissé encore une fois quelque chose derrière lui! Et il ne lui reste que le souvenir de deux grands yeux d'enfant, profonds, inquisiteurs. Cette fois, ils étaient gris, la couleur changeait; mais, pour finir, rien d'autre ne lui était resté que le souvenir d'une paire d'yeux.
Mais il serait néanmoins présomptueux de sa part, de se qualifier pour autant de malheureux. Il se sentirait peut-être mieux si, un beau jour, il lui arrivait malheur, un malheur clair et net. Tout bien considéré, il peut dire tout au plus qu'il n'a pas de chance. Et même ceci est, à vrai dire, douteux. Il a de l'argent, il fait et laisse ce qu'il veut, il a avec sa mère un lien fusionnel, son frère le dorlote, son nom lui sert partout d'introduction, il a vu le monde, connaît les grands de ce monde, plaît aux femmes; partout où il va, il est bien reçu, on apprécie son talent, on lui passe ses fantaisies et on a de l'indulgence pour ses caprices. Et si cela ne suffit pas à son bonheur, qui donc serait heureux? Que lui manque-t-il donc? Rien d'autre que le sentiment d'être heureux". 

Hermann Bahr, Himmelfahrt (1916)  
 copyright Jean de Palacio

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