vendredi 6 décembre 2019

MORT DE LA LIBRAIRIE

L'une après l'autre, un peu partout, les librairies ferment leurs portes, remplacées par la mangeaille sous toutes ses formes, généralement les plus indigestes. Signe des temps : le hamburger détrône le livre. La dernière fermeture en date paraît emblématique : celle de la Librairie "Le Pont traversé" à Paris, que personne ne traversera plus. Librairie que l'on peut dire illustre, où officia jadis l'écrivain Marcel Béalu (1908-1993), ami, correspondant et biographe du poète Max Jacob, auteur de L'Araignée d'eau et de Dernier Visage de Max Jacob (1946). La façade bleue de la librairie attend de se décolorer sous les effets du temps ou de s'abîmer sous la pioche des démolisseurs. Les vitrines sur deux rues, toujours remplies de livres peu communs, vont bientôt devenir veuves. Une nouvelle fois, il faut prendre le deuil. 
A moins que...  

dimanche 6 octobre 2019

LE MEURTRIER ET LA LUNE 2/2

(William Godwin, 1805)

Mais quel contraste entre la sérénité de ce décor et les pensées furieuses qui traversaient l'esprit du meurtrier! Il ne pouvait demeurer un instant en repos, fronçait les sourcils, se frappait le front de son poing fermé en faisant les cent pas. Il vit enfin son oncle survenir. Rabattant son chapeau sur son visage, de façon à n'être point reconnu, il projeta le vieil homme sur le sol et s'apprêtait à l'occire.
Qui êtes-vous, dit son oncle; et qu'entendez-vous faire? Je n'ai pas peur de la mort : aucun homme juste n'a peur de mourir. Mais levez les yeux! La lune, qui brille d'un doux éclat sur le ciel sombre, ne vous demande-t-elle pas comment vous osez violer la splendeur de son règne? Non, si vous voulez commettre un meurtre, allez plutôt dans les sombres recoins d'une ville mal famée, que ne hantent que des misérables de votre espèce, et où il n'est pas possible d'entendre le clapotis du ruisseau ni de voir danser l'ombre des feuilles.
Tandis que l'oncle parlait ainsi, une révolution se produisit dans l'esprit du neveu. Jusqu'alors, il n'avait pas levé les yeux ni observé le décor. Il sentit le pouvoir de la Nature présente à lui dans toute sa beauté. L'arme mortelle lui tomba des mains. Il courut en hâte vers le port voisin et s'embarqua pour des pays lointains. L'oncle n'eut jamais la douleur d'apprendre que son neveu avait cherché à le tuer; et le gaillard demeura à l'étranger de longues années, à l'issue desquelles il revint, je l'espère, un autre homme.

© Jean de Palacio
  

samedi 5 octobre 2019

LE MEURTRIER ET LA LUNE

(William Godwin, 1805)


Il était une fois un méchant jeune homme qui n'avait plus ni père ni mère. Ceux-ci avaient eu des malheurs, avaient perdu tous leurs biens, pour mourir à la fin de déception et de chagrin. Ces calamités avaient moins atteint le jeune homme, car il avait un oncle fort riche qui l'avait accueilli chez lui et l'avait traité comme son enfant. L'oncle lui-même n'avait pas d'enfant. 
Il est toutefois difficile de compenser la mort des parents. L'oncle avait pour son neveu une grande affection, mais ne se préoccupait pas de lui aussi souvent et n'était pas de si bon conseil que ne l'auraient pu ses parents. Peut-être le jeune homme avait-il une mauvaise nature. Il s'acoquina avec des forbans ; joua aux cartes et aux dés de fortes sommes ; se montra dépensier ; et lorsque le généreux oncle se lassa de lui donner de l'argent, ce mauvais garçon déroba ce que le bonhomme lui refusait. Il savait que, par le testament de l'oncle, toute la propriété lui reviendrait à sa mort ; et il réfléchit qu'il serait fort aise d'avoir tout à sa disposition, au lieu de réclamer chaque fois quelque chose comme il avait accoutumé de faire. L'ingrat qu'il était se lassa d'attendre ; il décida de tuer son bienfaiteur.
Un soir que son oncle dînait avec un fermier du voisinage, ce mauvais neveu résolut de le guetter à son retour et de faire en sorte qu'il ne rentre jamais vivant dans sa maison. Il savait que le vieil homme reviendrait à minuit précis ; et, de crainte de voir son dessein échouer, il décida de se tenir aux aguets un quart d'heure auparavant. Il se trouva que c'était un beau clair de lune. Les chiens avaient aboyé et les hiboux ululé peu avant ; mais maintenant, tout était silencieux. On n'entendait rien que le clapotis d'un petit ruisseau qui courait à travers les roseaux en marge du chemin. Un peu à l'écart se trouvait une rangée de grands arbres. La nuit semblait briller comme en plein jour ; arbres et buissons étaient noirs ; et l'ombre des feuilles à peine frôlées par le vent jouait incessamment dans l'herbe. Tout exprimait la tranquillité. On eût dit que nulle passion malsaine ou mauvaise nature ni perversité n'eussent pu faire irruption dans ce décor. Si j'avais été là, j'aurais, par simple bonheur ou paix de l'âme, oublié le monde entier et me serais cru au paradis. 
                                                                                 (à suivre)      
                                                                            (to be followed)

[©Jean de Palacio]

vendredi 4 octobre 2019

ANARCHISTE ET/OU FABULISTE


William Godwin (1756-1836) n’est pas seulement l’apôtre de la justice politique, le pourfendeur de « la vanité et l’autocomplaisance des législateurs et des hommes d’état », le théoricien de l’anarchisme, le louangeur de la Révolution française, le partisan de l’union libre et le dénonciateur de la cohabitation, le flétrisseur du pouvoir héréditaire et le proclamateur de la « misérable absurdité des titres de noblesse » ; il ne se contente pas non plus d’être un romancier écouté et le père de l’auteur de Frankenstein, qui lui est d’ailleurs dédié. Il est aussi fabuliste, auteur d’ouvrages scolaires, destinés aux « enfants de trois à huit ans », comme ses Fables Ancient and Modern, parues en 1806 et dont le succès ne se démentit point pendant plus de trente ans (la dernière édition est de 1840, posthume). A la fois moyen de subsistance et vocation affirmée, la « Juvenile Library » témoigne de l’intérêt profond de Godwin pour l’enfance et de vues novatrices en la matière. Il ne craint pas d’affirmer, dans la préface des Fables : « If we would benefit a child, we must become in part a child ourselves ». Et l’on sait qu’il éprouvait la force de conviction de ses livres d’enfant sur ses propres filles !
Godwin n’hésita pas à faire complaisamment la propre publicité de ses Fables sous la plume de sa seconde épouse Mary Jane, laquelle traduisit les Drames pour enfants de L.F. Jauffret ; dans une des saynètes, « The Dangers of Gossiping », on voit la gouvernante Mrs. Mildmay se livrer à un éloge appuyé de ce « delightful author » et de son « delightful book » : 
« The peculiar excellence of this author […] is the extraordinary art he possesses of communicating the sources of sentiment and knowledge his lively fancy creates, in a style of affectionate playfulness, that captivates the heart of both the parent and the child ».   

Tout en suivant, mais en élargissant Esope, dont il critique la sécheresse, Godwin ne se fit pas faute d’écrire des fables de son cru, dépourvues souvent de la morale pratique inhérente au genre, mais pourvues d’une réflexion sur l’apprentissage de la sagesse et de l’aptitude à se réformer soi-même. Je donnerai dans un prochain blog, traduite pour la première fois, la fable « The Murderer and the Moon », dont l’argument doit appartenir à Godwin.  

  




                                                       



          

dimanche 29 septembre 2019

L'AUTOMNE : CELEBRATION OU DEPLORATION?

Saison universellement chantée, l'automne jouit dans la pensée d'un étonnant prestige. John Keats, dans une ode célèbre, songeant sans doute aux fastes des vendanges, y voyait "la saison des brumes et de la suavité des fruits" (season of mist and mellow fruitfulness), où même la brume semblait propice, usant pour la décrire de cet adjectif "mellow" qui fait le désespoir des traducteurs. Annandale, toujours bien inspiré, ne propose pas moins de sept définitions, dont je retiendrai la quatrième : "toned down by the lapse of time"; ou comment la définition d'un dictionnaire réintroduit la mélancolie! Même Baudelaire vacille, ne craignant pas de dire à la Beauté : "Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose", quitte à démentir cet optimisme dès le vers suivant : "Mais la tristesse en moi monte comme une mer". Et ses "étés trop courts" sont dans toutes les mémoires, accompagnés, dans "Chant d'automne", des "froides ténèbres", de la menace : "Tout l'hiver va rentrer dans mon être" et d'un cortège d'images sinistres : l'échafaud, la tour qui succombe, la tombe, le cercueil. Je proposerai la version d'un autre poète, aujourd'hui oublié, dans un recueil tardif paru en 1910 : 

O soirs agonisants d'automne! O bois rouillés
Où dorment des parfums perfides et mouillés! 
O charme qui fait mal! O poignante amertume
Du soleil trépassé dont la clarté posthume
Rêve dans les marais comme un long souvenir! 
O troublante beauté de ce qui va finir!
Mystérieux aimant des saisons douloureuses! 

On y voit ensuite défiler des âmes mortes, les dames du temps jadis de Villon, Yseult, Viviane, Béatrice Cenci, Anne Boleyn, Marie Stuart, Marie-Antoinette et la princesse de Lamballe. Beaucoup d'images de têtes coupées! Le poème est d'Albert Giraud (1860-1929) (La Guirlande des Dieux, Bruxelles, Lamertin, 1910, p. 119-121).   

samedi 7 septembre 2019

S'ECRIRE - NE PAS S'ECRIRE

Les correspondances interrompues, rompues, délaissées, inachevées sont des yeux qui se ferment. Max Jacob le savait, qui écrivait, disait-il, vingt lettres par jour. La lecture de ses dernières lettres à plusieurs correspondants le démontre pleinement, bien qu'il tente d'exorciser la pensée de cet abandon, en avril 1943, dans une des dernières lettres à Claude Valence : "S'écrire ou ne pas s'écrire? Aucune importance. Ca n'a d'importance que pour les relations à conserver […] S'écrire ou ne pas s'écrire… bah!... Picasso ne m'écrit jamais. Salmon reste des années sans m'écrire ni Pierre Colle". Mais déjà, en 1924, à René Rimbert : "Vos lettres me sont devenues nécessaires […]. Ecrivez-moi, aidez-moi". Mais la dernière lettre à Armand Salacrou : "Je t'ai prédit un jour que tu me laisserais tomber après ton premier succès; fais-moi mentir"; mais la dernière lettre à Jean Grenier : "Embrassons-nous in excelsis. On dirait que mes lettres ne t'arrivent jamais"; mais la dernière lettre à Edmond Jabès : "Je te remercie de ne pas me condamner et je suis ton ami"; mais la dernière lettre à André Lefèvre : "Nous ne nous voyons plus jamais mais je pense toujours à vous" : toutes ces lettres disent éloquemment une crainte qui semble ne jamais l'avoir quitté.    

dimanche 11 août 2019

LA MORT DE L'ART

Sous ce titre, qui ne m'appartient pas, je tombe sur un article que l'on croirait écrit d'hier, - ou d'aujourd'hui et dont la virulence nécessaire donne à réfléchir :

"Outre que les auteurs, aujourd'hui, selon l'instinct général, fuient l'effort, tout comme le public, les écrivains relativement jeunes qui tiennent le dé de la littérature n'ont pas lueur d'imagination". 
[…]
"Plus d'imagination! Plus de style! plus d'envolées! L'exactitude toute nue, l'exactitude niaise, l'exactitude sale! La littérature mise ainsi à la portée du nombre immense de ceux qui n'ont pas de talent, pour la confusion du petit nombre de ceux qui en ont! L'art accessible à toutes les impuissances, visible à toutes les myopies! L'œuvre plate accomplissable par le cul-de-jatte, triomphant de l'œuvre ardue, escarpée, qui demande des bras, des griffes, des jarrets et des ailes! C'est l'accord parfait, dans la médiocrité, entre l'écrivain qui cherche ce qui est facile à écrire et le [lecteur] qui cherche ce qui ne vaut même pas la peine d'être [lu]".

Ecrit en 2019?
Non pas. En 1886!

vendredi 26 juillet 2019

LES FASTES DU PARFUM

Les fastes du parfum n'ont pas attendu, pour se voir célébrés, le best-seller de Patrick Süsskind. La fin du dix-neuvième siècle et les raffinements de l'esprit de Décadence réservent une place de choix à l'opoponax, l'ylang-ylang ou le corylopsis. Theodore Wratislaw en Angleterre (1893), Franc-Nohain en France (1903), Théodore Hannon en Belgique (1881) ont chanté à  l'envi les vertus de l'opoponax. Jean Berge, dans Les Extases (1888), décrit "L'extase de l'odorat" où règnent "Ylang-ylang et New Mown Hay / Corylopsis, ô parfums fades"; l'Homme Sirène de Luis d'Herdy s'attarde sur "un mélange de chypre, d'ylang, de peau d'Espagne, de corylopsis et d'ambre gris" (1899). Le cœur est désormais un Corylopsis du Japon, "sa grandeur détergeant un relent de Chlorose" (Vicaire et Beauclair, 1885). Quant à Félicien Champsaur, il les multiplie et les confond dans un bal masqué où chacun sert à identifier une danseuse : vétiver, cèdre, santal, œillet, violette, foin coupé, verveine, réséda, menthe, héliotrope" (Miss America, 1885). Dans son dernier roman (1884), Edmond de Goncourt montre Chérie Haudancourt, pour qui "le goût des parfums […] devenait une exigence impérieuse", vivant "au milieu des extraits triples d'odeurs", "Kiss me quick - Lily of the Valley - New Mown Hay - Spring Flowers - West End - White Rose - White Lilac - Ylang-ylang", à quoi s'ajoutent le "mélange flottant des esprits de tubéreuse, de fleurs d'oranger, de jasmin, de vétyver, d'opoponax, de violette, de fèves de Tonka, d'ambre gris, de santal, de bergamote, de néroli, de benjoin, de verveine, de patchouli" (Chérie, chap. LXXXV). Parfum des fleurs, ou parfum des mots? On les retrouve dans un roman récemment paru, d'intrigue élaborée et de structure subtile, dont le personnage principal est le Cuir de Russie, "un cuir tendre et presque mélancolique", qui "a quelque chose de poignant" et "donne envie de pleurer" : C'est La Couleur du Parfum, aux Editions Complicités (2019).     

samedi 13 juillet 2019

MOLIERE A L'EPREUVE

L'époque fin-de-siècle (1880-1900) a, du dix-septième siècle, une vision contrastée. Si elle célèbre l'éminence et la modernité de Pascal et de La Bruyère, le traitement réservé à Molière surprend par sa sévérité. Paul Adam, qui le met en bonne place dans son livre Le Triomphe des Médiocres (1898) et ne l'appelle jamais que "le tapissier Poquelin", ne  craint pas d'écrire : "Il est merveilleux que notre Université conseille à l'adolescence de connaître l'œuvre de Molière. On y apprend à rire de tout effort pour s'instruire et anoblir l'âme" (p. 15). Aucune pièce, aucun personnage n'échappe à sa vindicte : l'"ignoble matérialité"  du bonhomme Chrysale, le mauvais goût d'Alceste en matière de poésie, Tartufe "loué par l'athéisme électoral des marchands de vin" figurent parmi les cibles. Agnès n'est qu'une "gourgandine", et Arnolphe se voit réhabilité pour s'être inscrit en faux contre "le fait de s'unir comme les chats, les pigeons et les chiens, au hasard de la rencontre!" Charles Morice ira même jusqu'à dire : "Molière nous dégoûte de nous-mêmes" (La Littérature de tout à l'heure, p. 104).  
Il est curieux de voir que deux esprits aussi différents que Ernest Hello et Paul Adam aient abordé tous deux la question du mariage chez Molière. "La pensée splendide du mariage, cet idéal de recréer un seul être avec deux formes en harmonie, il la voue à notre rire de barbares", écrit Paul Adam. Hello, dans Les Plateaux de la Balance (1880), s'attarde longuement sur ce sujet, souvent dans les mêmes termes. "L'harmonie, sous toutes ses faces, ayant échappé à Molière, le mariage devait lui échapper nécessairement" (p. 225). Il rive le clou : "Je ne pense pas que la tête étroite de Molière ait contenu, même un instant, la seule idée du sacrement. […] Personne plus que lui n'a ignoré l'union entre deux natures". La conclusion est sans appel : "Son art est le contraire d'une œuvre d'art. L'art délivre : Molière asservit". Adam surenchérit : "Que le marchand s'occupe de drap et se ravale au goût de sa servante". Tout est dit.

vendredi 14 juin 2019

SILENCE, please!

J'avais récemment (21/04/2019) consacré un blog à la conspiration du silence. Je la retrouve dans les pages inspirées que Arthur Symons écrivait en 1906 sur la pantomime. Il y parle de "a gracious, expressive silence", s'exclame avec bonheur : "To watch [pantomime] is like dreaming. How silently, in dreams, one gathers the unheard sounds of words from the lips that do but make pretence of saying them!" Belle réhabilitation de ce personnage de Pierrot, si malmené souvent, comme dans le dessin de Stop [Louis Morel-Retz, 1825-1899)], paru dans le Journal Amusant du 11 juillet 1891, où il cumule le soufflet sur la joue et le coup de pied au c... Car la pantomime est bien souvent l'ébauche d'un drame, "drama in outline". Et Symons de river le clou : "It is an error to believe that pantomime is merely a way of doing without words […]. Pantomime is thinking overheard. It begins and ends before words have formed themselves, in a deeper consciousness than that of speech". Ceux qui ont vu Jean-Louis Barrault dans Les Enfants du Paradis ne démentiront point Symons. 


  

mercredi 29 mai 2019

LA FEMME A LA TETE COUPEE

(fig.2)
A la fin du dix-neuvième siècle, et avant que Max Ernst ne joue à plaisir sur les mots, la femme sans tête est à la mode. Un obscur écrivain publie en 1910 un roman sous le titre La Femme à la tête coupée. Le fantasme  de la décollation s'exprime, côté masculin, par des milliers de Salomé(s) réclamant la tête de milliers de Jean-Baptiste(s); et, côté féminin, par le recours à la statuaire antique, dans une visée que l'on croirait misogyne, s'il ne s'y trouvait une femme pour la défendre! J'en proposerai deux exemples, l'un, emprunté à Armand Silvestre, l'Andoche Silvain de Léon Bloy, écrivain notoirement graveleux mais non dénué de talent, glorifiant la Vénus de Vienne (fig. 1); l'autre, à une poétesse au riche palmarès romanesque (Mortelle étreinte, Les Androgynes, Les Demi-Sexes, Les Sataniques, Les Frôleurs, Les Mousseuses, Le Sang), qui célèbre une autre Vénus également acéphale, la Vénus de Syracuse (fig. 2).

                                                    I
A nous, la femme sans tête est le véritable idéal. Tandis que la Vénus de Milo m'est insupportable avec son noble faciès d'académicien imberbe, la Vénus de Vienne  me ravit par la nudité discrète de son torse dont aucun chef ne compromet là sa somptueuse animalité. Laissons à l'homme le : je pense, donc je suis! La Femme n'a pas besoin de penser pour être. Tout le génie de madame de Staël pour la hanche d'Aspasie! […] Ô Femme, contente-toi d'être la plus admirable des bêtes! (Armand Silvestre)

                                                    II
                     Dans la mignonne ville, au sommet des îlots
                     Que trois bras d'onde amère étreignent avec grâce,
                     Elle dort, tout debout, forte, impudique, grasse,
                     Et le rêve fait chair en son corps est éclos. 

                     Sous le marbre laiteux, le sang en large flots,
                     Va courir pour créer une virile race;
                     On croit voir les baisers laisser leur chaude trace
                     Sur les seins soulevés par d'éperdus sanglots.

                     Belle, elle fait à tous son amoureuse offrande…
                     Elle n'a point de tête et n'en est que plus grande!
                     Elle ne souffre pas de sa divinité.

                     Et les femmes, toujours ardentes et charnelles,
                     Ne devraient posséder qu'un corps décapité
                     Avec des flancs puissants et de blanches mamelles!
                                                                     Jane de La Vaudère 


     
(fig.1)

lundi 20 mai 2019

LE CHARCUTIER D'ARISTOPHANE

Fustigeant, en 1906, dans une préface donnée à un recueil de vers, les mœurs de son temps, Laurent Tailhade y évoquait le charcutier d'Aristophane, lequel, disait-il, "règne sans conteste, applaudi même par les esprits fins", dans "une démocratie où les places, les honneurs, les succès, vont aux braillards de la place publique". Le manuscrit autographe de la préface montre une rature qui aggravait encore le propos : "règne sans conteste sur les lois". Depuis le Vè siècle avant J.-C., depuis le XXè siècle commençant, les choses ont-elles changé? Ecoutons le dialogue entre le charcutier et le premier serviteur dans la pièce Les Cavaliers :

- Veux-tu me dire comment moi, marchand de boudins, je puis devenir un jour ce qui s'appelle un personnage?
-  Mais c'est justement pour cela que tu vas le devenir; parce que tu n'es qu'un propre à rien. 
[…]
- Mais je ne vois pas comment je serai capable de gouverner le peuple.
-  Rien de plus bête. Ne cesse pas de faire ce que tu fais. Tu n'as qu'à tripatouiller les affaires, les boudiner toutes ensemble, et quant au peuple, pour te le concilier, il suffit que tu lui fasses une agréable petite cuisine de mots. 

Athènes au Vè siècle avant notre ère, Paris au XXIè, c'est tout un.

vendredi 10 mai 2019

LA COULEUR DU PARFUM

La Couleur du Parfum. Un livre vient de paraître sous ce titre aux Editions Complicités, qui devrait retenir l'attention. On est sensible à la structure subtile d'un roman en triptyque, dans lequel la psychologie des profondeurs prend la forme de l'apparition successive de trois figures féminines fantasmées, nommées Marguerite, Véra et Camille, construisant à elles trois une réplique de l'héroïne initiale, Louise, artiste peintre alliant couleurs et fragrances jusqu'à la découverte presque blasphématoire d'un anti-parfum. Le roman se construit ainsi sur fond de synesthésie ("Elle ne concevait pas le parfum indépendamment de la couleur", p. 198) et peut être aussi un Bildungsroman, la recherche d'une "autre inspiration" dans l'art de peindre (p. 202). Mais il y a dans ce livre saturé de parfums quelque chose de religieux et de presque biblique, tenant sans doute à l'encens et à la myrrhe des Rois Mages, au sanctuaire de Marguerite et à la conversion de Camille. Entre les deux, Véra est le retour (nécessaire) au profane et à une forme de scepticisme et même de cynisme, assurant l'équilibre entre deux saintetés. Des saintetés d'ailleurs nullement confites en dévotion, mais brillant d'une élévation dans la grande lignée des contemplatifs hors du temps : élévation particulière, synthèse de la théologie et de la parfumerie, où l'angelo musicante de la peinture baroque fait place in fine à un chérubin issu des senteurs florales. 

dimanche 21 avril 2019

LA CONSPIRATION DU SILENCE

En ces temps de verbalisme impénitent, où la complaisance et l'enflure se donnent libre cours, où le discours ne fait plus sens et l'on ne prête même plus l'oreille à la parole de l'Autre, tout occupé qu'on est de la sienne, il peut être bon de relire (?) les essais que produisit à cet égard le tournant du dix-neuvième au vingtième siècle : Richard Le Gallienne ("A Conspiracy of Silence", in Prose Fancies,1894), Maeterlinck ("Le Silence", in Le Trésor des Humbles, 1896), Léon Bloy ("La Parole est d'argent, le Silence est d'or", in Exégèse des lieux communs, 1902), Vernon Lee ("Against Talking" et "In Praise of Silence", in Hortus Vitae, 1904). Vernon Lee regrettait déjà le discrédit où était tombée la Pensée, alors que le grand coupable était le Discours. "Dès que les lèvres dorment, les âmes se réveillent", écrivait Maeterlinck. Lee y revient dans un autre essai, "[an] over-garrulous tribute to silence", affirmant que les mots ne sont pas toujours de bonne compagnie. Le Gallienne allait plus loin encore, en proposant la fondation d'une "Trappe séculière" à l'imitation des moines trappistes astreints au mutisme absolu, visant, dans une formule forte, à "balayer les immémoriales jacasseries du Discours" (the sweeping away of immemorial rookeries of talk). Le religieux est d'ailleurs souvent invoqué dans ce débat. Maeterlinck notait que "la parole est du temps, le silence de l'éternité", ajoutant : "Dès que nous parlons, quelque chose nous prévient que des portes divines se ferment quelque part". Léon Bloy, comme lui, reprend le lieu commun opposant le Silence d'or à la Parole d'argent, et donnant sans doute à ce conflit sa forme définitive, en ne craignant pas d'affirmer  : "la Parole semblera s'éteindre […] cependant qu'à l'autre extrémité du ciel apparaîtra la prodigieuse Face d'or de Celui qui se nomme lui-même, inscrutablement, le Silence!" Voilà qui, d'être rappelé, peut paraître salutaire, en ces temps de verbalisme impénitent. Comme est le message de Richard Le Gallienne :

Heureux moines de La Trappe! L'on a entendu le monde vous plaindre en son vain verbiage. Une heure de parole pour une année de silence! Céleste proportion! Et j'imagine que, lorsque cette heure est venue, elle paraît n'être qu'un vulgaire jouet dont vous avez oublié l'usage. Si j'étais Trappiste, j'utiliserais cette heure pour convertir les ouailles au silence et ne romprais le long mutisme de l'année que pour m'écrier : "Comme le silence est bon!"
Inaugurons donc une Trappe séculière, ourdissons une conspiration du silence, envoyons promener le monde. Et si nous devons parler, que ce soit en latin ou dans le volapük d'une musique chargée de sens; et que nul ne plaisante sinon en grec, - afin que tout le monde rie! Mais, mieux encore, laissons complètement tomber la parole et écoutons l'étoile du matin.       
  

mardi 16 avril 2019

HEUR ET MALHEUR DU TRADUCTEUR

Le traducteur est-il un homme heureux ? Il est permis d'en douter. Mal considéré, mal rémunéré, toujours passible d'une accusation de traîtrise envers le texte qu'il translate, en vertu du vieux dicton italien "traduttore / traditore", la gloire qu'il récolte ne lui appartient pas. La position peu confortable d'entre-deux, intermédiaire, truchement, personne interposée ou  personne entremise, cette malédiction du préfixe à laquelle il ne peut se soustraire, achèvent d'en faire un subalterne des lettres, ou, comme on dit au théâtre, une utilité, une doublure. Shelley le voyait, face aux textes à traduire, comme il se voyait lui-même avec modestie, "perpetually tempt[ed] to throw over their perfect and glowing forms the grey veil of [his] own words". Obsédé par la déperdition de l'original sous sa plume mercenaire, par ses beautés enfuies, ses heureux tours gommés, le traducteur ressemble à ce cuisinier fameux, suicidé pour le retard de la marée. 
Ces réflexions me sont venues en relisant le beau livre de Richard Le Gallienne, The Quest of the Golden Girl. Comment traduire ce titre, qui échappe à tous les efforts ? "Fille d'or", "Fille dorée", "Fille en or" sombrent lamentablement et ne sauraient convenir. "Fille aux yeux d'or" est un contresens et paraît singer Balzac. "La Quête de l'oiseau rare" trahit autrement le syntagme. Le Gallienne métaphorise l'or jusqu'à la fin du livre, subitement devenu grave à la mort d'Elisabeth, sur la tête de laquelle, avec les années, "l'auburn avait gagné et l'or avait perdu". "La Quête de la femme idéale" est commun et plat. "La Quête de la femme de ma vie" est pire encore, évoquant le roman de gare. La parodie n'est pas loin. En fait, elle existe dans la langue originale. En 1897, David Hodge publiait sa réplique, où le nom de Le Gallienne devenait de Lyrienne et le titre, changé en The Quest of the gilt-edged Girl. Voici la fille dorée sur tranche! Belle variation destructrice sur un beau titre qu'elle cherche à rendre dérisoire. On songe au baudrier de Porthos, "qui n'était à l'envers point d'or, mais en cuir vulgaire". Et c'est l'autre malédiction du traducteur que cette aporie de la traduction, butant éternellement sur un titre que l'on peut moquer mais non traduire...     


lundi 1 avril 2019

S'APPRIVOISER A LA MORT

Des trois livres choisis (*), sans idée préconçue, et que rien ne semblait devoir rapprocher, - Naissance de la clinique (Foucault), Halte à la mort des langues (Hagège) et La Raison d'être. Méditation sur l'Ecclésiaste (Ellul), - sinon une lecture également attentive de ma part, d'ailleurs à des époques différentes, une communauté de pensée a surgi, ou d'inspiration, peut-être reflétée dès les titres, qui disent le parcours, de la Vie à la Mort, de la Raison d'être à la Vanité, et de la naissance au néant. Même s'ils vont parfois en sens contraire, opposant le (relatif) optimisme de Hagège au pessimisme foncier du livre biblique ou à celui de la médecine, même si, parfois, ils disent le contraire, la synthèse vient de la fin dernière et de la présence obsessionnelle de la Mort comme négation de l'Histoire. Au chapitre VIII de Naissance de la clinique, significativement intitulé "Ouvrez quelques cadavres", Foucault écrivait : "La mort, c'est la grande analyste, qui montre les connexions en les dépliant, et fait éclater les merveilles de la genèse dans la rigueur de la décomposition" (éd. 1975, p. 147). Hagège évoque "cette aventure dangereuse, ce jeu follement téméraire des langues avec la mort" (p. 10). Et Qohéleth n'a que ce mot à la bouche, laissant Ellul citer "Le Voyage" de Baudelaire (p. 76). Les trois livres semblent parfois se répondre : à Claude Hagège écrivant que "ce sont les langues qui permettent l'Histoire, […] la mention qui redonne corps à la poussière" (p. 18), Ellul paraît répondre : "Nous n'avons donc à espérer aucune "leçon de l'Histoire". Il n'y a pas de "sens de l'Histoire", car pour établir ce sens, il faudrait des repères, sens du passé" (p. 83-84). L'enjeu est le néant, ici, "trompé", là, affirmé. Mais, ici et là, "la reconnaissance de la mort, le discernement de la mort en toute chose" (Ellul, p. 197). Dont acte. 

(*) pour obéir à un défi lancé sur Twitter, celui de produire sept couvertures de livres non romanesques à raison d'un chaque jour pendant huit jours. 

lundi 11 février 2019

A CRITICAL OVERSIGHT

William Godwin Jun. (March 28, 1803-September 9, 1832), who died from cholera aged 29, was William Godwin's only son. He left a curious, inspired, and promising novel with a queer title, The Orphans of Unwalden, or the Soul's Transfusion, posthumously published in 1835 (possibly under Mary Shelley's tuition) as a "three-decker" by Macrone, and reprinted in Paris on the same year, as part of Baudry's European Library. Quite a forgotten book indeed, which had never received its due, and even elicited an undeserved, derogatory comment from a Mary Shelley biographer ("no amount of editing  could disguise its mediocrity", Miranda Seymour, Mary Shelley, 2001, repr. 2018, p. 424). A perceptive study was recently published, fortunately rescuing the novel from oblivion, and rightfully stating that "it open[ed] us opportunities for significant further work on this writing family" (Beatrice Turner, "[We] had not the ties of blood to unite us", N.C.L. vol 71, No. 4, March 2017, p. 457-484). Hail! 

lundi 21 janvier 2019

LE BLUES DU "BLUE MONDAY"

L'alliance du lucre et de la (fausse) bienveillance donne par les temps qui courent d'étranges résultats. Pour mieux vendre, le mercantilisme invente un "Blue Monday". Est-ce pour célébrer la mort de Louis XVI? Point du tout. C'est pour combattre une dépression imaginaire que l'on va soigner, les marques commerciales l'assurent, par des emplettes redoublées mieux que par du Seroplex. Achetez, vous serez heureux. Faites grimper le chiffre d'affaires, vous serez heureux. Rien n'échappe à cette frénésie sur commande : renouvelez votre garde-robe, rajeunissez vos appareils électro-ménagers, souscrivez un voyage (en groupe, de préférence), vous serez heureux; moyennant finance, évidemment. Voici le vieux divertissement pascalien remis au goût du jour; mais le penseur était plus élégant : "On charge les hommes dès leur enfance, […] on les accable d'affaires […] et on leur fait entendre qu'une seule chose qui manque les rendrait malheureux". Mais Pascal ne pensait point aux "marques", aux Trade Marks. Il écrivait seulement : "Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux; que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux?" La réponse susciterait les hauts cris du monde mercantile : "Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins".