dimanche 28 février 2016

DU MANGER



Entendant que les élèves d'une Ecole d'enseignement supérieur n'avaient d'autre préoccupation que de boire de la bière jusqu'à en vomir, il me revenait à l'esprit la conclusion d'un article mordant publié par Paul Adam en 1898 : "Le vomissement règle l'ordre social de nos Etats civilisateurs". Je ne résiste pas au plaisir de  rappeler ici quelques pages de ce livre, intitulé Le Triomphe des Médiocres. Elles célèbrent à leur façon le retour des barbares.  
"Le souci de gaver nos ventres est excessif.
Ce besoin d'engloutir, au moindre prétexte de fête ou de deuil, marque au reste l'état de barbarie comme celui de décadence.
On mange aux naissances, aux mariages, aux enterrements, le matin, le soir; et pour dire son amitié spéciale à un homme dont le mérite ou l'audace vous charment, on l'invite à s'emplir.
Le petit bourgeois, s'il dépense vingt francs par jour, en consacre quinze à la nourriture. Il lui importe peu d'habiter une maison sordide et puante, de porter des habits de quatre ans, des chemises effilochées, du linge jaune, un chapeau crasseux, une épouse à épouvanter les moineaux : sa table est garnie. Il y a un rôti, une entrée, du poisson à chaque repas, deux vins, les quatre desserts, les hors d'œuvre, le café et les liqueurs.
Il ignore par exemple Goethe, Dante, Flaubert. Grâce à l'argent que coûteraient ces livres, il boit quotidiennement pour quatre francs de chartreuse, d'amer, d'absinthe et de vermouth.
Notre admirable bourgeoisie n'admet pas qu'avant tout, et au détriment de tout on ne se prépare l'apoplexie en entonnant de la mangeaille. Qu'un saligaud se prive d'air, de lumière, de luxe, de beauté et d'esprit, pour enfler sa panse; elle l'approuve. Mais que deux jeunes gens préfèrent manger moins afin d'obtenir en spectacle permanent un beau décor de nature, d'habiter un palais d'architecture passable, de se vêtir noblement et de regarder des estampes rares : elle les accuse de folie ou de crime. Manger demeure pour elle l'unique affaire comme au temps des ancêtres sylvains, alors que nous poursuivions la proie de clairière en clairière, et que nous dévorions le plus d'elle, ne sachant pas si nous retrouverions sa pareille avant bien des lendemains.
A la caserne, les hommes de vingt ans ne manifestent qu'un idéal : boire et vomir. Celui qui vomit le plus souvent est le coq et le roi. Il se pavane parmi les fusiliers".
Il ne semble pas que les choses aient changé.   

mardi 23 février 2016

LUEUR D'ESPOIR ?

    Délaissant aujourd'hui les complaisances boursouflées de l'ère du jargon, je me demandais si, en ce XXIème  siècle, une lueur d'espoir ne viendrait pas d'un art pourtant réputé mineur, et que le XIXème  illustrait dans les noms de Nadar, Carjat ou Reutlinger. Heureuse surprise, à la Pinacothèque de la Madeleine à Paris, de découvrir, avec l'Exposition Karl Lagerfeld, un réel talent, l'œil du photographe, sous-tendu par une réflexion sur le corps (une citation de Santayana, 1896, y rappelle qu'il n'y a pas de différence essentielle entre le corps et l'esprit, mais deux modalités d'une même réalité) et un sentiment aigu du temps. Une des pièces les plus saisissantes consiste d'ailleurs, sous le titre "Dorian Gray", en deux séries de quatre visages affrontés, la première faite de visages d'homme dont on voit progressivement le vieillir, la seconde, en vis à vis, de quatre visages de femme qui se défont graduellement, de la beauté en fleur à l'ombre de la mort. Ce visage qui se ride et se fripe d'une photographie à l'autre, ces bras devenus amaigris et ces mains devenues osseuses, ces pommettes qui saillent de plus en plus à la façon d'une effigie mortuaire, impressionnent durablement. Et peut-être peut-on voir, dans la suite de l'exposition, dans ces innombrables portraits d'éphèbe, toujours le même, une tentative désespérée de fixer la beauté du visage et du corps avant qu'elle ne s'éteigne.
    Est-ce pour contrebalancer cette obsession que Lagerfeld puise une autre partie de son inspiration dans la sérénité de l'Antiquité grecque? Une galerie entière est consacrée au roman de Longus Daphnis et Chloé, dont une traduction allemande (Karl Lagerfeld est né à Hambourg) est également montrée. Ces photographies presque pastorales, sur l'éveil de l'amour dans un cadre naturel (un vif sentiment de la nature et des arbres est partout un des traits marquants), révèlent peut-être aussi un lecteur attentif des traductions d'Amyot et de Paul-Louis Courier, dont de larges extraits sont proposés sur les murs. A côté de Longus, c'est Homère qui est célébré, par de grandes photographies représentant le voyage d'Ulysse autour de la Méditerranée. Visions paisibles où planent sans doute le souvenir du séjour chez Alkinoos et la figure de Nausikaa. Il faudrait aussi parler des photographies de modèles, au corps souvent ployé, presque en porte-à-faux, dans des toilettes somptueuses, l'une surtout, au visage inquiet et aux yeux en pleurs, agrippée à une grille dont on ne sait si elle est prison ou garde-fou, Lily Donaldson... Une découverte.       

samedi 20 février 2016

Les Barbares

La lecture des Contes de la Décadence romaine, de Jean Richepin, rend un son étrangement voisin dans l'époque présente. La disparition de Rome revient comme une obsession lancinante dans tout le livre. "Comme il est avéré [...] qu'un jour viendra où Rome disparaîtra de l'histoire" (158); "de tels prodiges [...] annoncent la mort prochaine de l'empire" (178); "Rome et le nom romain auront cessé d'être, et [...] le monde, abandonné des dieux, sera devenu la proie des Barbares" (193); "le jour est proche où les flots sans cesse renouvelés des Barbares [...] submergeront l'empire romain" (223). Mais, en lisant qu'à Rome déjà, les agonisties olympiques de la Grèce étaient devenues des exhibitions d'acrobates, de cochers et de belluaires, on prend conscience que les Barbares étaient, non seulement à l'extérieur, mais bien à l'intérieur de la Ville, dans "la bourbe de l'âme latine". Et la barbarie, c'est peut-être d'abord la disparition de la langue, la disparition du sens : "Et peut-être un jour viendra où les brèves et nues nomenclatures des inscriptions ne seront plus vivantes pour ceux qui les liront sans les comprendre" (182). Il faut aujourd'hui être facile, faire fi de l'orthographe et de la syntaxe, bannir impitoyablement tout vocable difficile, vouer aux gémonies l'accent circonflexe, le subjonctif imparfait et l'accord du participe, s'incliner devant la dictature linguistique de l'anglais, ne plus tenir sa langue. Disparues, les ciselures d'une prose durable! Disparus, les rudes, nets et sincères mots latins! Disparus, le calame aigu comme un burin, avec une encre indélébile, le papyrus à l'épreuve des siècles, les mots clairs et durs ainsi que des diamants, ainsi que des stèles de bronze, l'airain d'une indestructible prose! Disparues, les lignes à l'encre d'or sur un papyrus indestructible! NOUS SOMMES A ROME!    

dimanche 14 février 2016

Renaissance ou Décadence ?

Faut-il se réjouir ou pleurer de voir paraître des romans situés au temps de la Renaissance italienne? Certes, les noms de Marsile Ficin ou de Savonarole au détour d'une page inciteraient le lecteur potentiel à poursuivre sa lecture. La présence de Botticelli dès le titre pourrait au premier abord sembler rassurante, un garant de souci artistique. Mais on s'inquiète d'apprendre que le peintre de la Naissance de Vénus est ici "réputé pour son goût de la farce". Et l'on redouble d'inquiétude en rencontrant l'inévitable "César Borgia et son fidèle Michelotto", prétexte à des clichés aussi spectaculaires qu'éculés, débauches et débordements d'Alexandre VI ou de sa fille Lucrèce. Le nom de Botticelli renvoyait pourtant à Dante, dont il illustra la Divine Comédie. On sait comment s'y trouvait défini le "doux style nouveau", un idéal poétique où la femme, incarnée notamment dans la Béatrice dantesque, apparaissait dans un climat fait de courtoisie et de noblesse d'âme. Ici, Michelotto, amolli sur une banquette, "lutt[e] contre la fatigue du voyage qui, malgré la profusion enchanteresse de seins et de culs, lui plombait les paupières". Et le dialogue entre les deux hommes est à l'unisson : "Michelotto, trouve-moi trois filles baisables et quittons ce tombeau". On s'étonne du parti-pris de vulgarité et de souillure dans la représentation d'une des périodes les plus glorieuses de la spiritualité et de l'art italiens. Et cela, intitulé Codex Botticelli, semble pourtant plébiscité par le public.  

mercredi 10 février 2016

Liquidation

Je m'étonnais, il y a une semaine, qu'une journée d'études fût nécessaire pour remarquer que le mou semble en perpétuel déplacement entre le solide et le liquide. Mais voici qu'une invitation m'atteint dans ma lointaine Bourgogne à "re-cartographier le sensible" et à m'attacher aux "zones inframinces de la création". Le mou, en effet, n'était pas suffisant. Il faut aujourd'hui y adjoindre la "prégnance du liquide, du marécageux, du fog, du flou". "Tout s'écoule". Et le vieil Héraclite n'en croirait pas ses yeux, en lisant qu'"il faut réécrire le code institutionnel en se coulant dans ses protocoles" et considérer "l'immédiation qui correspond au moment où l'expérimentation sensible, à force de se couler dans l'empreinte des choses, se dilue complètement dans le flux du réel". Le maître-mot est désormais : INFILTRER. L'art cherche à "infiltrer et déliter un réel déjà considéré par certains comme liquide"; et la question est aujourd'hui celle "du devenir fluide et poreux de l'œuvre d'art". Is locus restagnat, dirait ici César. Et de telles fariboles donnent furieusement envie de marcher sur la terre ferme, de laisser de côté la "logique d'invasivité perceptive et d'augmentation de la liminalité", et de relire La Princesse de Clèves, Manon Lescaut ou Dominique

samedi 6 février 2016

L'ère du jargon

Le vieux conte d'Andersen est, hélas! toujours d'actualité. Plus que jamais, le roi est nu. Mais, cette fois, c'est de parole qu'il se croyait vêtu. Roi d'amphigouri et non plus d'opérette, habillé du verbalisme le plus consternant, il se pavane dans les colloques et dans les livres, empilant les mots comme Pélion sur Ossa, cultivant les formules creuses et les vocables en -ique ou -ème. On n'a que l'embarras du choix : herméneutique (très à la mode, celui-ci), heuristique, textique, transmédiatique, exilique. On ne dira plus l'énergie, mais l'énergétique balzacienne; on ne dira plus l'événement, mais l'éventème. Il faut désormais "penser la sérialité", "questionner la pertinence contextuelle de la notion de genre", considérer "la circulation transmédiatique des imaginaires sériels", définir des "familles posturales", s'attacher aux "deux extrêmes potentiels de la coalescence absolue". On questionnera "la structure rhizomatique de l'oeuvre", en prenant soin de "repenser la surface hors de la bipolarité et en déclinant (sous toutes ses formes!) le jeu producteur de sens à la surface de l'oeuvre et (bien sûr!) sur les surfaces diégétiques". Une réflexion sur le monologue au théâtre, notion pourtant claire, semblait-il, devra parler de "processus communicationnel unidirectionnel" et de la "non-réciprocité de celui-ci ":  ou comment cacher un truisme sous des syntagmes aussi creux que prétentieux. Fallait-il une journée d'études pour remarquer que "le mou semble être en perpétuel déplacement entre le solide et le liquide"? Il est vrai qu'il y a plus de vingt ans déjà, le regretté Jacques Le Goff déplorait en termes mesurés ce phénomène nouveau et inflatoire qu'il nommait "colloquite". L'avenir lui aura donné tristement raison. On aura eu le pas, le froid, le plein, le vide, la béance, la textique, l'orature, la torsion, le pli, l'autre, l'ailleurs, le fleuve, la surface, le mou. Quid plura?