Entendant que les élèves d'une Ecole d'enseignement supérieur n'avaient d'autre préoccupation que de boire de la bière jusqu'à en vomir, il me revenait à l'esprit la conclusion d'un article mordant publié par Paul Adam en 1898 : "Le vomissement règle l'ordre social de nos Etats civilisateurs". Je ne résiste pas au plaisir de rappeler ici quelques pages de ce livre, intitulé Le Triomphe des Médiocres. Elles célèbrent à leur façon le retour des barbares.
"Le souci de gaver nos ventres est excessif.
Ce besoin d'engloutir, au moindre prétexte de fête ou de deuil, marque au reste l'état de barbarie comme celui de décadence.
On mange aux naissances, aux mariages, aux enterrements, le matin, le soir; et pour dire son amitié spéciale à un homme dont le mérite ou l'audace vous charment, on l'invite à s'emplir.
Le petit bourgeois, s'il dépense vingt francs par jour, en consacre quinze à la nourriture. Il lui importe peu d'habiter une maison sordide et puante, de porter des habits de quatre ans, des chemises effilochées, du linge jaune, un chapeau crasseux, une épouse à épouvanter les moineaux : sa table est garnie. Il y a un rôti, une entrée, du poisson à chaque repas, deux vins, les quatre desserts, les hors d'œuvre, le café et les liqueurs.
Il ignore par exemple Goethe, Dante, Flaubert. Grâce à l'argent que coûteraient ces livres, il boit quotidiennement pour quatre francs de chartreuse, d'amer, d'absinthe et de vermouth.
Notre admirable bourgeoisie n'admet pas qu'avant tout, et au détriment de tout on ne se prépare l'apoplexie en entonnant de la mangeaille. Qu'un saligaud se prive d'air, de lumière, de luxe, de beauté et d'esprit, pour enfler sa panse; elle l'approuve. Mais que deux jeunes gens préfèrent manger moins afin d'obtenir en spectacle permanent un beau décor de nature, d'habiter un palais d'architecture passable, de se vêtir noblement et de regarder des estampes rares : elle les accuse de folie ou de crime. Manger demeure pour elle l'unique affaire comme au temps des ancêtres sylvains, alors que nous poursuivions la proie de clairière en clairière, et que nous dévorions le plus d'elle, ne sachant pas si nous retrouverions sa pareille avant bien des lendemains.
A la caserne, les hommes de vingt ans ne manifestent qu'un idéal : boire et vomir. Celui qui vomit le plus souvent est le coq et le roi. Il se pavane parmi les fusiliers".
Il ne semble pas que les choses aient changé.