dimanche 27 septembre 2020

UN HOMME LIBRE

Ce titre, appliqué par l'écrivain Lucien Descaves à Elisée Reclus, pourrait s'appliquer à lui-même. En 1941, alors âgé de quatre-vingt ans, Descaves rédige avec une fermeté quelque peu provocatrice, date et signe, une déclaration qui semble à mi-chemin entre la profession de foi et l'affirmation testamentaire. 

IL écrit notamment : 

"Je n'ai jamais émargé à aucun budget, administré aucune société ni reçu un sou de l'Etat à quelque titre que ce soit. 

"J'ai consenti, nommé par Clemenceau, à être membre du conseil de surveillance de l'Assistance Publique, parce que cette fonction, exercée par moi depuis trente ans, est entièrement gratuite.

"Je ne dois rien à personne et tout à la mise en pratique du conseil latin : nulla dies sine linea.

"Je ne suis pas riche, mais le peu que je possède n'est ni fruit d'aucune bassesse ni d'aucun déshonneur.

"J'ai su me faire une boutonnière que n'a jamais fait rougir une promotion dans la légion d'honneur". 

Sans commentaire.


mardi 28 juillet 2020

PHILHELLENISM OR TRADE? THE CASE OF WILLIAM GODWIN

Byron's involvement in the Greek cause, his death at Missolonghi in 1824 are wellknown and have been told and retold. William Godwin's position is perhaps lesser known. It may unexpectedly be found in the pedagogical part of his work, written "for the use of schools and young persons". In 1822, Godwin published History of Greece : from the earliest Records of that Country to the Time in which it was reduced into a Roman Province. This was to be his last production for the Juvenile Library. It seems difficult to ascertain whether the book was the contribution of a philhellene or of a clever publisher fully aware of what could benefit the trade! In the preface to the book, dated November 1821, Godwin wrote : 
"At the present moment, when the Greeks are engaged, unsupported and alone, in a gallant struggle for their liberties against the Turks, by whom they have been chained in the most galling and abject slavery for almost four centuries, the following short recapitulation of the various claims that Greece has upon our sympathy, prompting us to recollect the ancient and departed days of that wonderful country, cannot be unacceptable". 
That long, patriotic passage thus somewhat abruptly ends in an appeal to the prospective customer! Six years later, for the second edition of the book (1828) which no longer bears the "M.J. Godwin" imprint, Godwin altogether rewrote the preface in quite a different strain. The Greek War of Independance then belonged to the past, and the writer was 72 years old (he speaks of "various circumstances [a probable allusion to the 1825 bankruptcy] and, more than all, increasing years"). The above passage was excised from the new preface, which assumed the form of a "congé". Godwin chose to write in the third person, still determinedly sheltered under his usual pseudonym : 
"Mr. Baldwin proposes with the present volume to take his final leave of that class of young persons for whose amusement and instruction his publications were intended". 
The end of the tether!...     

1st edition, preface

2nd edition, preface 

mercredi 1 juillet 2020

BIBLIOMANIE

Les bibliophiles, - mais ne devrait-on pas dire bibliomanes? - à qui sont familiers les noms d'Outhenin-Chalandre et Hollande Pannekoek, se réjouiront de lire sous la plume de Richard Le Gallienne un éloge des tirages limités et des "grands papiers". Qui d'entre eux n'a rêvé d'avoir un des cinq exemplaires de tête sur Chine ou sur Japon nacré, laissant déjà loin derrière eux les vingt-cinq exemplaires sur papier de Rives et ses pontuseaux et, dans une brume indistincte, les presque vils exemplaires sur alfa? Mais écoutons Le Gallienne :
"Pourquoi les Béotiens s'en prennent-ils avec rage aux éditions limitées, grands papiers, éditions originales et consorts? Car il y a plus à dire en leur faveur qu'à leur détriment. A proprement parler, de telles marottes sont dignes d'être encouragées, parce qu'elles aident à la survie de l'agonisante dignité des lettres et du mystère du Livre".
On aime à lire, chez l'auteur anglais, ces belles métaphores à la gloire du Livre, "ruches porteuses des miels du rêve" et "vergers du savoir". Parlant de l'"intempérante procréation" du livre à son époque (mais que dirait-il aujourd'hui!), s'élevant contre la surproduction en toutes choses ("We have more mouths than we can fill and more books than we can buy"), il salue ces "malthusiens littéraires" que sont les amateurs de tirages limités, et pourfend auteurs et éditeurs qui engendrent d'immenses portées de livres comme le saumon ses millions d'alevins.   
Sage leçon, à méditer peut-être.

Richard Le Gallienne, "The Philosophy of Limited Editions", Prose Fancies, London, Elkin Mathews & John Lane, 1894, p. 119-125. 
  

jeudi 18 juin 2020

UN MYTHE INNOMMABLE?

Dinah Samuel, Linda Monti, Dinah Monteuil, Thamar ou La Faustin, Sarah Barnum ou L'Héritière des Cygnes, triomphant sur la scène ou s'oubliant par vengeance dans le lit de son amant lointain, entre l'alexandrin de Racine et le mot de Cambronne, quelque nom qu'on lui donne ou quelque attitude qu'on lui prête, que l'on célèbre "ses mains d'énergie et de grâce" ou que l'on décrie "ses cuisses maigres et ses genoux de tringlot", Sarah Bernhardt a régné, au tournant du siècle, sur le théâtre et la littérature. Tour à tour homme et femme, Phèdre ou Hamlet, Cléopâtre ou Théodora, Pierrot ou Lorenzaccio, célébrée en 1896 dans des sonnets encomiastiques par Coppée, Mendès, Rostand, Theuriet ou Haraucourt, mais exécutée par Champsaur dès 1882 dans une page terrible où elle paraît se décomposer sous les yeux de son amant, toute une mythologie se constitue autour de son nom où fleurissent à l'envi les épithètes laudatives ou dépréciatives : "Reine de l'attitude et Princesse des gestes" (Rostand), "Reine" et "Déesse" (Haraucourt),  "Mélodieuse Muse, eurythmique Charite" (Mendès), "Muse vagabonde" (Coppée) ou "Muse des beaux vers" (Theuriet), "Soeur de la Muse immortelle" (Silvestre), mais aussi "maigre pythonisse" (Marie Colombier), femme de petite vertu ("the ecstatic Sara makes no pretence to virtue", George Moore) et "folle" ou "métis de l'enfer qui l'attend" (Champsaur), ces derniers mots dans un sonnet adressé à... Marie Colombier, auteur du livre au vitriol que l'on sait (Mémoires de Sarah Barnum, 1883), au relent d'antisémitisme et qui lui valut un procès. Jean Lorrain, qui a beaucoup parlé d'elle, offre dans Le Tréteau (1906, posth.) deux portraits contrastés : 
1. "Linda Monti, cette créature de songe et de lumière, ces yeux d'enchantement, ces gestes de volupté et de douleur, cette chair rayonnante, cette chose unique au monde qu'étaient ses attitudes et son sourire dans un art incomparable de parures et de reconstitutions [...]".
2. "[...] la tragédienne, déformée dans l'exagération même de sa silhouette, était représentée tirebouchonnante dans une ligne zigzaguée à la Boldini. Le nez en bec d'oiseau, la bouche rentrée et les yeux pochés de bleu sous une tignasse de chanvre en faisaient une espèce de stryge famélique, une goule trépidante, échappée d'un sabbat de chienlit". 
Il reste la joie de Catulle Mendès d'avoir été joué par elle ("vous à qui je dois les plus grandes heures de ma vie poétique" 1906) et la mélancolique préface que Jean Lorrain mit, la même année, à son Théâtre, quatre mois avant sa mort, dans laquelle il rappelle sa constance de n'avoir jamais "rêvé et voulu qu'elle pour interprète", et son chagrin devant les promesses non tenues.       



Gauche : Sarah Bernhardt à 21 ans, photo Félix Nadar
Droite : Sarah Bernhardt dans le rôle de Médée (de Catulle Mendès), 1898
Lettre de Catulle Mendès à Sarah Bernhardt 
Poème de Catulle Mendès dédié à Sarah Bernhardt

vendredi 5 juin 2020

MELOMANIE

La Palatine avait accoutumé d'écouter la Suite en la mineur pour clavecin du deuxième livre de Nicolas Lebègue, alors fraîchement paru*. Cette musique sensible, pensive, empreinte d'une gravité sans nulle lourdeur, l'accompagnait sur des chemins sûrs, où l'on veillait d'En Haut sur elle, mais dont on ne revient pas vers les étourderies du siècle qu'elle avait, naguère encore, trop connues et dont la parole de Rancé l'avait comme purgée. Plus profond que Chambonnières, dont il fut peut-être l'élève, moins porté à la tendresse que Geminiani et à la mélancolie que Pasquini, qui fut son contemporain à la cour de Louis XIV, Lebègue semblait le jalon idéal entre dissolution et austérité. Mais la révélation vint en 1682, deux ans avant sa mort, des sonates pour deux violons de Giovanni Battista Vitali, dont le recueillement des graves, ceux de la troisième sonate surtout, emplissait son âme d'une double nostalgie, nostalgie passée pour Henri de Guise, nostalgie présente pour le Créateur. Rancé ne savait rien de ce jardin secret, où ne florissait plus aucune inconvenance et dont les souvenirs luxurieux avaient fui, pour ne laisser, comme dans le beau poème d'Henry Vaughan, qu'une retraite, à la fois lieu clos de la dernière demeure et retour à l'âme d'une enfance encore non compromise. 

*On pardonnera à l'auteur cet anachronisme : si Anne de Gonzague, morte en 1684, a pu écouter Vitali, elle n'aurait pu entendre le deuxième livre de clavecin de Lebègue, paru trois ans après sa mort (1687).  

mardi 19 mai 2020

"JE PARLE ET JE SUIS MORT"

Ce titre ne m'appartient pas : on verra en quoi par la suite. Mais il s'agit ici, on l'aura compris, d'épitaphe, genre loin des modes littéraires et de mince faveur auprès du public. Walter Pater le soulignait en 1892, dans une belle et discrète déploration peu connue. "We smile at epitaphs - at those recent enough to be read easily; smile, for the most part, at what for the most part is an unreal and often a vulgar branch of literature ; yet a wide one, with its flowers here or there, such as make us regret now and again not to have gathered more carefully in our wanderings a fair average of the like". Et peut-être serait-il temps de cueillir ces fleurs éparses et réhabiliter avec lui ce "monde de pierre grise" (this world of grey stone), si la chose n'avait été faite dans des travaux suivis aux titres prometteurs : "De la stèle à la tablette", "Je parle et je suis mort", "Ces petits poèmes où brillent quelque beauté d'art et d'émotion". Ce dernier titre emprunté à un poète lettré eussent plu à Pater, pour avoir été inspirés par l'épitaphe latine. C'est que Frédéric Plessis et José-Maria de Heredia, qui l'ont pratiquée, étaient aussi des lettrés, au meilleur sens du terme. Les travaux récents dont je parle soulignent à bon droit "la dimension esthétique et pathétique de l'épitaphe latine" et "la joie de voir ressuscité un monde disparu". C'est ainsi que la pierre grise de Walter Pater peut aussi devenir la pierre blanche d'Anatole France. Les travaux cités infra le disent avec rigueur. 

- La Réception du Latin du XIXe siècle à nos jours, Presses de l'Université d'Angers, 1996, p. 269-277.
- Silences fin-de-siècle, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 113-129. 
- Frédéric Plessis Poète et Romancier, Presses de l'Université de Rennes, 2014, p. 51-67.     

lundi 4 mai 2020

VIEUX MONDE BRISE

Peut-être serait-il opportun, en ces temps troublés, de relire le beau poème de Max Jacob au titre prophétique, "Vieux Monde brisé". L'histoire éditoriale en semble pleine d'enseignements. Publié en décembre 1936 dans le numéro 1 de l'éphémère revue de Michel Manoll Le Pain Blanc, il est contemporain du départ de Paris permettant au poète de rejoindre la retraite de Saint-Benoît sur Loire; réimprimé ensuite de façon régulière, dans la revue Aguedal en mai 1939, au moment où Max Jacob va être interdit de publication; repris par la même revue en 1944, lorsque l'"Hommage à Max Jacob" est devenu "Tombeau de Max Jacob"; réimprimé en 1946, dans un recueil qu'une piété maladroite intitulait L'Homme de cristal, titre d'un poème mais non voulu pour un recueil; trouvant enfin sa (vraie) place en 1996, dans la somme poétique longtemps attendue, longtemps remise, et sous le bon titre, cette fois: Actualités éternelles. Il est, ce poème, ce que voulut sans doute le poète, un mélange d'espoir et de désespoir, l'acte de qui se penche sur son passé au moment où l'avenir paraît de plus en plus incertain, au moment où la pension de Madame Persillard a définitivement remplacé les mondanités désordonnées et "criminelles" : 
                Sous les caps du passé, océan sans rivage,
                je contemple un amour emporté par les vents 
                les troupeaux fugitifs en la nuit de mon âge
                disparaissent. Mes yeux sont les lampes du temps.
Le poème se veut ainsi une incursion dans les "terres mémoriales" et un passage par le "dernier portail", après un rappel nostalgique de la vie et de l'œuvre :
                J'ai tissé, j'ai tissé de vent et de paroles
                un voile au long col gris tenu par les péchés.
Et l'hypothétique consolation des deux fées entrevues paraît plutôt  prémonition, celle d'un voyage d'où l'on ne revient pas : 
                Va! tu sauras bientôt ce que l'âge contemple!
                Me disait l'autre fée, nue sous un beau turban
                […]
                Un triste et calme vent inconnu sous les astres
                qui n'était pas venu d'horizons cardinaux
                étendait sur le golfe le jour bas du désastre
               Le vieux monde est brisé, préparons les vaisseaux.
C'était déjà, deux strophes plus haut, le cri des serviteurs de la première fée.            

mardi 21 avril 2020

DAMNATION DE VOLTAIRE

La postérité n'a pas toujours été tendre pour Voltaire, et les panthéons fin-de-siècle ne lui ont guère fait place. Chacun se souvient de l'interpellation précoce de Musset (1833) sur son "hideux sourire" hérité de Houdon. Charles Morice dira en 1889 : "Musset a pour lui la haine de la victime pour l'assassin". Il ne se trouve que Flaubert pour oser dire à madame Roger des Genettes : "J'aime le grand Voltaire autant que je déteste le grand Rousseau" (1859). Trente ans plus tard, la "grande palpitation qui a remué le monde" paraît singulièrement essoufflée. "Aujourd'hui c'est Voltaire qui règne, c'est à dire moins que rien", s'écrie Morice; "Si Louis XIV est en bois, Voltaire, lui, est en boue"; "cette oeuvre énorme n'existe pas"; "Rien en poésie, rien en prose, rien en science. Rien au positif, voilà le résultat de Voltaire. Au négatif il se revanche et ce vent de néant qu'il souffle a tout fané autour de lui. Une contagion de néant" (in La Littérature de tout à l'heure, 1889). Dès 1872, Ernest Hello, parle de la "longue et hideuse grimace du dix-huitième siècle" qui "devait laisser son type dans une grimace vivante, et Voltaire est né". "Singe", "imbécile malpropre", il n'a pas pour lui de mots assez durs (in L'Homme, 1872). Il réitère en 1880 : "Voltaire est descendu si bas, qu'après avoir tué (dans la mesure de son pouvoir) Dieu, l'homme, la société, l'Art, il rit de bon coeur et danse sur les cadavres qu'il croit avoir faits" (in Les Plateaux de la Balance, 1880). C'est toujours le hideux sourire de Musset : "ricanement stupide lancé à la face de tout et de tous", et : "Sous le rire de Voltaire [...] il y avait des grincements de dents, comme en enfer" (Hello). Le grand mot est lâché. La même année 1880, Adrien Duval, d'ailleurs proche de Hello auquel il rend hommage, publie ses Contes merveilleux, contenant notamment le conte intitulé "Le Congé de Voltaire". Satan s'y promène "au milieu de ses damnés favoris", au nombre desquels Voltaire, "l'un des plus laids, auquel les diables eux-mêmes empruntaient des grimaces". Nous sommes en 1878; Voltaire demande à Satan une grâce : "un congé pour assister aux préparatifs de [s]on centenaire". Ce congé de trente jours est accordé, mais Voltaire, dans une sorte de nostalgie de l'Enfer, revient huit jours après, ayant constaté que Jésus est de retour et que l'esprit religieux n'est pas mort. Le jugement de l'auteur est sans appel : Voltaire est "un des grands malfaiteurs de l'humanité, un exemplaire complet des péchés capitaux".      

samedi 4 avril 2020

L'IMPOSSIBILITE D'ETRE HEUREUX

Deux romans de l'écrivain autrichien Hermann Bahr (1863-1934) dépeignent, à une date précoce (la fin du règne de l'empereur François-Joseph) le malaise de l'Autriche, incarné dans deux figures d'aristocrates : Klemens, Baron Furnian (Drut, 1909) et Franz, Graf Flayn (Himmelfahrt, 1916) ; l'un, sous l'angle de la bureaucratie envahissante; l'autre, dont on trouvera ci-dessous un extrait, sous l'angle du retour à la religion.  

"Était-il donc malheureux? Il s'était souvent trompé, les hommes l'avaient dupé, et il ne trouvait de satisfaction ni dans l'art, ni dans la science. Cela le chagrinait souvent, et lorsque le chagrin était trop grand, il était jusqu'alors tout simplement reparti en voyage. Le bruit avait couru un temps dans la ville, que la belle scélérate avait peut-être été incarcérée et qu'aucun spiritiste ne pouvait plus s'y montrer, mais lui, il est tout simplement parti, il a voyagé jusque chez son frère, qui ne posait jamais de question, et à qui du reste tout cela était égal. Il est reparti en voyage et a laissé encore une fois quelque chose derrière lui! Et il ne lui reste que le souvenir de deux grands yeux d'enfant, profonds, inquisiteurs. Cette fois, ils étaient gris, la couleur changeait; mais, pour finir, rien d'autre ne lui était resté que le souvenir d'une paire d'yeux.
Mais il serait néanmoins présomptueux de sa part, de se qualifier pour autant de malheureux. Il se sentirait peut-être mieux si, un beau jour, il lui arrivait malheur, un malheur clair et net. Tout bien considéré, il peut dire tout au plus qu'il n'a pas de chance. Et même ceci est, à vrai dire, douteux. Il a de l'argent, il fait et laisse ce qu'il veut, il a avec sa mère un lien fusionnel, son frère le dorlote, son nom lui sert partout d'introduction, il a vu le monde, connaît les grands de ce monde, plaît aux femmes; partout où il va, il est bien reçu, on apprécie son talent, on lui passe ses fantaisies et on a de l'indulgence pour ses caprices. Et si cela ne suffit pas à son bonheur, qui donc serait heureux? Que lui manque-t-il donc? Rien d'autre que le sentiment d'être heureux". 

Hermann Bahr, Himmelfahrt (1916)  
 copyright Jean de Palacio

samedi 28 mars 2020

UNE REHABILITATION ?

Deux titres pourraient, à eux seuls, résumer la production romanesque - abondante - de René MAIZEROY (1856-1918), romancier et nouvelliste jadis aussi célèbre et lu que Guy de Maupassant, aujourd'hui irrévocablement tombé dans l'oubli. Mort à l'issue de la Première Guerre mondiale, témoin d'une Epoque révolue, dite Belle, Maizeroy a peint sans relâche les libertinages et les tendresses de la "bonne société" sans toujours en celer le tragique. Les deux titres allégués le disent : L'Amour qui saigne, son premier livre (1882) et Des Baisers, du Sang, livre de la maturité (1898). La Femme, sous toutes ses formes, est au centre de son oeuvre : Celles qu'on aime, Celles qui osent, Petites Femmes, Petite Reine, Joujou, La Remplaçante, L'Adorée; quand ce n'est pas La Peau ou Au Bord du lit! Une éloquente titrologie la détaille dans tous ses traits, tous ses gestes et toutes ses attitudes. Les hommes, en revanche, semblent faire moins bonne figure, tel le Claude Thiercey de la nouvelle "Le Feu de Joie" (1909), - longue nouvelle qui se souvient peut-être de Fort comme la Mort -, face à la touchante Madame de Faverel en proie au "mal de vieillir"; ou le Jacques de Violaine de la nouvelle "La Fin de Don Juan" (1883), finissant sa carrière dans un fauteuil à roulettes dans un village de banlieue. Mais les hommes n'ont-ils pas en même temps la caution de Maupassant lui-même, précisément dans une préface qu'il écrivit en 1883 pour... René Maizeroy?! "Jamais on ne me fera comprendre que deux femmes ne valent pas mieux qu'une, trois mieux que deux [...]. N'en garder qu'une, toujours, me semblerait aussi surprenant et illogique que si un amateur d'huîtres ne mangeait plus que des huîtres, à tous les repas, toute l'année".       

mercredi 25 mars 2020

LES BOUCHES INUTILES

Simone de Beauvoir en avait fait une pièce de théâtre (1945). Aujourd'hui, plus que jamais, par temps de crise et de pandémie, elles sont d'actualité. Certes, la dichotomie a toujours été la règle. Il y a les riches et les pauvres, les fols et les sages, les justes et les damnés, les conservateurs et les libéraux. Mais à présent, jusque dans le discours politique officiel, une catégorie revient obstinément : les actifs et les inactifs. Il existe des variantes : les utiles et les inutiles, les indispensables et les superflus. Sans doute pourrait-on dire : les inactifs furent actifs parfois près d'un demi-siècle, les inutiles aujourd'hui furent utiles hier. Mais la mémoire est courte. Et il est un péché dont on ne se remet pas et qui n'est pas remis : la vieillesse. Même un poète le disait :
          Maintenant, devenu ce que je suis, un vieux...
Mais le vieux mange : il faut donc le nourrir. Le vieux est malade : il faut donc le soigner. Et voilà le hic : cela a un prix! Lorsque l'épidémie éclate et que les vivres se font rares et les lits d'hôpitaux plus encore, lorsqu'il faut choisir, à qui va-t-on donner la pitance et la couche? La réponse n'est pas douteuse. A moins que, la devançant, le vieux n'invoque de lui-même la Camarde afin de laisser la place libre et l'assiette pleine. La bouche, parfois dénuée de dents, se ferme pour toujours, et c'est bien ainsi, sur la montagne de Narayama du film d'Imamura (1983). Mais les politiques quadragénaires, qui en décident, et n'ont pas pris les mesures nécessaires pour qu'il en soit autrement, auront soixante-dix ans un jour : comme la vieille Orin...   

dimanche 23 février 2020

NECROLOGIES INTERESSEES

Il est étrange de constater que les nécrologies tournent généralement à l'avantage, non pas du défunt, mais de celui qui les écrit. X... est mort. Paix à son âme! Mais il avait favorisé mes débuts, aimé mon livre,  publié mes travaux, apprécié mon commerce, m'avait convié à dîner, appelé à de hautes fonctions. Ce qui demeure est moins le souvenir du mort que la place que j'occupais auprès de lui, dans sa vie, parmi ses relations privilégiées, dans son estime. 
Une bonne (re?)lecture de l'Ecclésiaste n'eût-elle pas mieux valu en l'occurrence? "Quia nec opus, nec ratio, nec sapientia, nec scientia erunt apud inferos, quo tu properas" [car il n'y a ni œuvres, ni comptes, ni savoir, ni sagesse, dans le shéol où tu vas] (Eccl. IX, 10. Trad. Ecole Biblique de Jérusalem).    

mercredi 5 février 2020

TUER EN MUSIQUE?

J'ai naguère consacré ici même une page à la chasse, entre sottise et barbarie, encore plus près, sans doute, de celle-ci que de celle-là(Voir "Le goût de tuer", 3 mars 2016). Je reviens aujourd'hui sur ce sujet, pour m'étonner que la musique ait jamais pu se faire complice de ces pratiques. Comment l'art, censé adoucir les mœurs, a-t-il pu faire une place à ce carnage aveugle et complaisant? C'est pourtant ce à quoi on assiste, chez des artistes et non des moindres, de Clément Janequin à Carl Stamitz, sans oublier, hélas! Jean-Sébastien Bach. Que venait faire dans cette galère le Cantor de Leipzig? La cantate BWV 208, dite justement Cantate de la Chasse, s'ouvre sur une singulière profession de foi sous la plume de Salomon Franck : "Was mir behagt ist nur die muntre Jagd" [ce qui me plaît, c'est seulement la chasse gaie]. L'aria 2 (soprano) va encore plus loin, chantant : "Jagen ist die Lust der Götter" [chasser est le plaisir des dieux], dieux infernaux ou dégénérés, sans doute. Et l'instrumentation fait ici place à deux cors de chasse. C'est également ce que l'on entend dans le dernier mouvement de la Symphonie en ré majeur de Carl Stamitz, que l'on a connu plus inspiré. Et l'on constate que l'enregistrement CD de Chandos 1995, qui la propose entre autres pièces, ne résistait pas à illustrer la pochette du disque d'une scène finale de chasse à courre, où des veneurs en veste rouge entourent un cerf tombé à terre au milieu des chiens. Scène stéréotypée, hélas, à quoi on assiste encore de nos jours, et où des aboiements tiennent lieu de musique.   

samedi 18 janvier 2020

MARY WOLLSTONECRAFT : "PHILOSOPHISING SERPENT" OU "PIONEER OF MODERN WOMANHOOD"?

Loin des invectives célèbres d'Horace Walpole envers Mary Wollstonecraft, "a hyena in a petticoat", Furie ("Alecto") ou "a philosophising serpent", un témoignage peu connu et plus mesuré de la notoriété durable du célèbre Traité de 1792, A Vindication of the Rights of Woman, se trouve dans un obscur journal, The Edinburgh Evening Courant du 19 janvier 1801. Sous forme d'un bref poème de vingt vers signé d'un pseudonyme fantaisiste (Jasperina), on y trouvait le portrait d'une mère de deux jumeaux s'instruisant de ses droits dans le livre de Wollstonecraft. Le raisonnement était simple : puisque l'épouse est apte à partager les préoccupations intellectuelles du mari, culture classique, mathématiques et choses de l'esprit, que celui-ci partage à son tour les occupations domestiques et apprenne à manier "la marmite, la bouilloire et la louche". Et que les deux aient aussi en commun les soucis du berceau : 
"Henceforth, John", she cried, "our employments are common,
  Be woman like man, and let man be like woman;
  Here take up this child, John, and I'll keep his brother;
  While I wet-nurse the one, you shall dry-nurse the other".
Ou : chacun suivant ses mérites et ses facultés naturelles. Le poème était intitulé : "The Rights of both Sexes". Peut-être une vague réminiscence rousseauiste est-elle à l'œuvre en filigrane? Le programme, en tout cas, "the kitchen and the cradle", semble révélateur d'un nouvel état d'esprit, fût-ce sur un ton badin.