mardi 5 avril 2016

DOUBLE FACE

Pour rompre, au moins provisoirement, avec les travers de ce temps, je proposerai aujourd'hui un texte d'une tout autre nature.
                                Chapitre XVIII
                                                                31 décembre
De fréquentes séances de travail avaient réuni Claire Destrelles et Fénestène dans la maison de la Rue Basse. Jusqu’ici, par une habile mise en scène, Claire avait pris garde de ne lui offrir que le côté droit du visage, en se maintenant de profil et en disposant la source de lumière entre elle et lui, chacun assis de part et d’autre du carcel. Demeuré à distance, Fénestène avait obéi sans chercher à percer le secret de la manœuvre, se contentant de ce profil vaguement estompé par le halo de la lampe à huile, comprenant que la lumière trop crue de l’électricité pût lui être désagréable. Ce soir-là, Claire et lui s’installèrent comme à l’accoutumée. Sans parler, la jeune femme défit calmement le voile gris qui lui enserrait la tête. Pour la première fois, elle tourna le visage, dans une rotation de quatre-vingt-dix degrés, de sorte que la lumière en éclairât, par le côté, le versant gauche, face à Fénestène. Celui-ci eut peine à retenir un cri. Le côté droit était parfait ; le gauche était terre brûlée, portait les stigmates de l’incendie, n’existait plus. Ce qui restait de la joue, plissé, rougeâtre et tuméfié, était un miocène, un bouleversement sismique, un cataclysme géologique. Elle s’incurvait en une concavité boursouflée, semblable au cratère d’un volcan, perdant les repères de l’œil et de la bouche. L’œil, sous la paupière fermée ou le bourrelet qui en tenait lieu, avait disparu, égarant son globe, sans iris ni pupille. Le nez, calciné, la ligne de la lèvre, qui n’était qu’un vestige, ne balisaient plus le bas du visage. Une vaste meurtrissure rugueuse, tirant sur le violet ou le lie-de-vin, dévalait le long du cou jusqu’outre le col de la robe. En haut, le front semblait livré au coutre d’une monstrueuse charrue. Par un orgueil insensé, la jeune femme n’avait pas voulu qu’on refît le visage, dont elle gardait comme un obscur trésor les deux versants hostiles. Tous deux regardaient Fénestène, l’œil qui voyait et celui qui ne voyait point, et semblaient dire :

- Je suis ainsi ; c’est ainsi qu’il me faut prendre.

1 commentaire: