Je voudrais aujourd'hui
célébrer le service funèbre et prendre le deuil d'une grande dame que j'ai
bien connue autrefois et qui avait daigné m'admettre alors dans son intimité.
Je me refuse, par respect pour sa mémoire, à dévoiler d'emblée son nom et
dirai seulement qu'on la nommait Alma... Bien qu'elle fût à ses heures
férue de musique comme de toutes les disciplines de l'esprit, ce n'était pas
l'épouse du compositeur Gustav Mahler. Elle aimait les sciences et les arts,
qu'elle protégeait comme une bonne Minerve tutélaire, était à l'aise parmi
les livres dans la pénombre des bibliothèques, passionnée de lectures et
avide de découvertes. Tous les genres la requéraient, poésie, roman, théâtre,
traité philosophique, exégèse religieuse, histoire et histoire des idées,
linguistique et ce qu'on nommait, d'un terme aujourd'hui désuet, philologie.
Aucune langue ne lui était inconnue, même les plus rares, celles qu'ignorent
le lucre et le bas commerce, celles qui risquent de mourir, celles qui
recèlent des trésors ignorés que l'on ne traduira jamais. Cette grande dame
tenait journellement les esprits en éveil et les faisait inlassablement chercher.
Elle les adonnait à l'enquête, auprès des célèbres et des connus, mais aussi
des obscurs dont elle aimait à retrouver la trace perdue.
Et pour tous ceux qui
cherchaient avec zèle, pour la seule beauté du geste et de la vie cérébrale,
sans le souci de la carrière et du profit, mais pour savoir ce que dit la
bouche d'ombre, elle avait comme des tendresses maternelles, si bien qu'au
nom que j'ai inscrit en tête de ces lignes, on pouvait adjoindre Mater, et
il n'y avait pas d'orphelins mais des filles et des fils comblés.
Mais
les temps changèrent et Mammon veillait. Ce temps perdu en recherche, cette
vie secrète, indifférente aux modes, ces longues années, parfois des vies
entières, passées à déchiffrer langues mortes, grimoires et manuscrits, à
mépriser la loi de l'offre et de la demande, à ignorer le Capital, irritaient
l'Argent-Roi. Des instances supérieures se découvrirent, qui lui intimèrent
l'ordre de gérer au lieu de réfléchir, d'être financière et comptable au lieu
d'être spirituelle, de préférer la gouvernance à la méditation, le
revenu à la Beauté et la Bourse à la vie. Elle dépérit bientôt, se trouva
sans raison d'être, comme un corps exsangue, non plus irrigué par des sèves
nourricières, abandonné de ceux-là mêmes à qui jadis elle donnait le sein.
C'est pourquoi aujourd'hui j'ai célébré le service funèbre et pris le deuil
d'une grande dame que j'ai bien connue autrefois, au temps de sa splendeur,
sous le nom d'Alma Mater.
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mardi 26 avril 2016
OBITUAIRE
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Le rapport de l'IGAENR remis à la Ministre et au secrétaire d'État en charge de l'Enseignement supérieur et de la recherche « en vue d'améliorer le recrutement, la formation et le déroulement de carrière des enseignants-chercheurs » consacre en effet la mort de l'Université. Merci pour ce thrène ; espérons qu'un sursaut d'énergie (celle du désespoir) réduira à néant ces "préconisations".
RépondreSupprimerQuel magnifique et saisissant texte qui décrit malheureusement une bien triste évolution! L'Alma Mater, celle que vous avez connue au temps de sa splendeur, devait être extrêmement inspirante et stimulante...
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