samedi 9 avril 2016

VARIATIONS

Les variations surtout semblaient sous le coup d'un destin funeste. Paul aimait cette congruence du même et de l'autre, cette relation mathématique entre des équations presque identiques que le plus mince écart séparait : une note, un ton, un rythme. Une perfection se profilait dans cet épuisement des possibles où rien n'était laissé au hasard. La virtuosité n'entrait là pour rien, mais le désir de refaire l'ordonnance du monde, de retrouver toutes ses virtualités, sans exclure la fantaisie. Le modèle absolu était évidemment les Variations Goldberg. Mais le génie de Bach n'était pas le coup de tonnerre d'un orage isolé. Il s'enracinait dans un terreau musical qui l'avait préparé et encadré et où brillaient les noms de Marin Marais, Haendel et, surtout, Buxtehude. Les cent lieues parcourues entre Eisenach et Lübeck n'avaient pas été en vain. Et nul doute que les trente-deux variations La Capricciosa n'aient durablement marqué le musicien, qui avait dû les transcrire et les jouer bien des fois. N'avait-il pas inclus la vieille chanson de moissonneurs qui lui sert de base dans la trentième et dernière de ses variations Goldberg? Mais d'autres venaient s'y ajouter, les trente-deux (chiffre fatidique) variations du deuxième livre de pièces de viole de Marin Marais, parues lorsque le jeune Bach avait seize ans et connues sous le nom de Folies d'Espagne. Et Paul avait coutume d'écouter la cinquième suite en mi majeur pour clavecin de Haendel, avec ses cinq variations finales appelées souvent Der harmonische Grobschmied comme pour souligner, à l'égal de Buxtehude, leur origine populaire.
La variation était son essence, sa seconde nature. Elle épousait les fluctuations de son esprit, les contradictions de son âme baroque. Elle compromettait la permanence, semblait même s'accorder de l'angoisse de l'interruption. Tantôt lentes, tantôt rapides, tantôt suivies, tantôt syncopées, tantôt de ligne nue, tantôt encombrées d'ornements, tantôt primesautières, tantôt funèbres, tantôt solennelles, tantôt enjouées, tantôt rythmées, tantôt étales, tantôt à notes piquées, tantôt mélodie unie, tantôt fortes, tantôt sur le point de s'effacer, tantôt pacifiques, tantôt guerrières, tantôt hispanisées à outrance, tantôt dans le goût français, tantôt traînantes, tantôt endiablées : ainsi Marais ou Tartini. Il l'avait retrouvée récemment chez un obscur compositeur italien, Giovanni Stefano Carbonelli et ses Aria con variazioni se piace des deux sonates pour violon et basse continue VI et XII. Oui, il lui plaisait de les entendre, dans la peur qu'une voix ne l'appelât au dehors et ne l'en éloignât avant terme.
Il se souvenait. Quelques mois en arrière, l'attention suprêmement aiguisée, il réécoutait L'Arte dell' arco de Giuseppe Tartini, cinquante variations sur la gavotte de la sonate pour violon n° 10, op. V de Corelli, afin d'en démêler la filiation exacte. Corelli, le grand maître de la variation, dans cet opus V à qui tout remontait, les hommages avoués ou inavoués comme de l'encens, Carbonelli et Geminiani, Locatelli et Tartini, et les dix Invenzioni de ce Francesco Antonio Bonporti, et bien d'autres encore, les deux chaconnes des Rosenkranz Sonaten  de Biber, celle de la Présentation de Jésus au Temple, et surtout, les trente-quatre variations de la chaconne de l'Assomption de la Vierge et sa gigue finale, jusqu'à, de Carl Friedrich Abel, l'aria con variazioni de la sonate en ré majeur pour viole de gambe du manuscrit Drexel, tous sur qui planait l'ombre du musicien de Fusignano. Et que dire de ces exquises variations de Biber sur la Crucifixion, qui donneraient envie, en les écoutant, de mourir sur la Croix? La veille, déjà, Paul n'avait pu entendre intégralement les cinq variations de la sonate en la mineur de Tartini (Brainard : a 3), arrêté à la variation n° 4 par un appel impérieux venu de la maison voisine. Le lendemain, il comptait bien se livrer à une exégèse quasi mathématique pour voir ce que devaient L'Arte dell' arco de l'un et L'Arte del violino de l'autre au fameux opus V. Mais une voix obscure avait compromis cet effort.

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2 commentaires:

  1. Superbe variation sur les variations. Je suis bien heureuse de voir la passion musicale de Jean de Palacio enfin publiquement assumée ! La musique constitue quand même un des fondements essentiels de ton œuvre romanesque. On rêve d'un éditeur assez courageux pour publier ces novellas fascinantes, certes difficiles, mais ô combien troublantes...

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  2. Ce texte sur les variations est absolument magnifique. Ces quelques fragments romanesques que vous nous offrez dégagent une aura extrêmement fascinante et émouvante... Ils sont captivants, envoûtants! On peut les lire et les relire sans jamais se lasser...

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