Comme pour confirmer mon précédent article, d'autres frontières surgissent à l'horizon : la scie est plus égoïne que jamais! Deux colloques (ah! Jacques Le Goff et la "colloquite"!) en proposent un assortiment complet. L'un, consacré à "érotisme et frontière", met de "nouvelles frontières à la carte du Tendre" (mais rien à voir, rassurons-nous, avec la célèbre Association de tourisme démocratique). Et puis, des frontières en veux-tu, en voilà : "frontières de la langue et auctorialité", "frontières éditoriales", "frontière des genres" (gender, quand tu nous tiens!), surréalisme qui est, bien sûr, "aux frontières de l'érotisme", et l'on apprend même, incidemment, que "la nudité est frontière". Mais que n'est-elle pas?! Il y a même une "frontière de l'enfance". Sait-on encore ce qu'elle cerne? C'est qu'ailleurs, on se situe "aux frontières de l'humain", entendons, l'inhumain et le monstrueux. Jadis, pour parler de Frankenstein et de son monstre, on n'avait pas besoin de frontières. Mais aujourd'hui, en pointillé, en filigrane, elle s'insinue partout, parasite la discussion, l'affuble, enfin, d'un vocable à la mode.
lundi 28 mars 2016
jeudi 24 mars 2016
UNE SCIE NOUVELLE : LA FRONTIERE
En 1935, Jacques Maritain publiait un livre intitulé Frontières de la Poésie, largement issu d'une rencontre avec Max Jacob. Ouvrage dense et profond, constamment sous-tendu par une pensée exigeante, que l'auteur refusait de voir assimilé à de la "critique littéraire", récusant cette "sophistique de l'art", sous laquelle on pouvait grouper "toutes les contrefaçons de beauté qui font mentir l'oeuvre chaque fois que l'artiste se préfère soi-même à celle-ci".
Las! la frontière a fait long feu. Elle réapparaît aujourd'hui dans un tout autre contexte, celui tracé par ceux qu'Adolphe Retté appelait en 1907 "semeurs de paroles contradictoires" dans "les Sorbonnes et les Museums": une de ces notions floues qui ne véhiculent aucun sens véritable et cherchent seulement à cacher sous les mots l'indigence de la pensée. On scrute "l'existence et la nécessité cognitive, conceptuelle et politique des frontières de la fiction"; on ne se propose rien moins que de "repenser les frontières de la fiction". Pour cela, on a évidemment besoin de "la métalepse, cette figure qui confirme la frontière entre les deux mondes en feignant de la franchir". On prendra garde aux "limites anthropologiques d'une culture de la fictionnalité", sans oublier "l'hétérogénéité ontologique des fictions", la "corporéité romancienne" et "l'intégration du paradoxe métaleptique". En sautant de la "mouvance cognitiviste" à la "mouvance panfictionnaliste", on se trouvera, pour comble, "A la frontière de la frontière". Ah! qu'en termes galants... Ailleurs, dans un autre ouvrage publié par le même éditeur jadis important, on apprend tout sur les "clivages qui aident [l'être occidental] à conforter ses fantasmes territoriaux" et permettent au "globe de se transformer [...] en pelotes de lignes et de frontières étanches". L'idéal étant ici "une pensée fluide à portée planétaire".
A parcourir ce fatras, on se prend à souhaiter un plaisir sans limites, - emporté par mon sujet, j'allais écrire "sans frontière", - celui de relire Stendhal, Balzac ou Zola, dégagés de toute "mouvance" et de tout appareil, désencombrés de tout souci "ontologique" (autre scie, qui revient non moins de six fois dans les présentations et tables).
Las! la frontière a fait long feu. Elle réapparaît aujourd'hui dans un tout autre contexte, celui tracé par ceux qu'Adolphe Retté appelait en 1907 "semeurs de paroles contradictoires" dans "les Sorbonnes et les Museums": une de ces notions floues qui ne véhiculent aucun sens véritable et cherchent seulement à cacher sous les mots l'indigence de la pensée. On scrute "l'existence et la nécessité cognitive, conceptuelle et politique des frontières de la fiction"; on ne se propose rien moins que de "repenser les frontières de la fiction". Pour cela, on a évidemment besoin de "la métalepse, cette figure qui confirme la frontière entre les deux mondes en feignant de la franchir". On prendra garde aux "limites anthropologiques d'une culture de la fictionnalité", sans oublier "l'hétérogénéité ontologique des fictions", la "corporéité romancienne" et "l'intégration du paradoxe métaleptique". En sautant de la "mouvance cognitiviste" à la "mouvance panfictionnaliste", on se trouvera, pour comble, "A la frontière de la frontière". Ah! qu'en termes galants... Ailleurs, dans un autre ouvrage publié par le même éditeur jadis important, on apprend tout sur les "clivages qui aident [l'être occidental] à conforter ses fantasmes territoriaux" et permettent au "globe de se transformer [...] en pelotes de lignes et de frontières étanches". L'idéal étant ici "une pensée fluide à portée planétaire".
A parcourir ce fatras, on se prend à souhaiter un plaisir sans limites, - emporté par mon sujet, j'allais écrire "sans frontière", - celui de relire Stendhal, Balzac ou Zola, dégagés de toute "mouvance" et de tout appareil, désencombrés de tout souci "ontologique" (autre scie, qui revient non moins de six fois dans les présentations et tables).
samedi 19 mars 2016
MARGARITAS ANTE PORCOS
Au chapitre de la menace qui pèse sur le livre, il faudrait rappeler le triste sort de la Bibliothèque nationale du Cambodge à Phnom Penh, objet de la vindicte des Khmers rouges en 1975. Construit sous le protectorat français en 1924, cet édifice renfermait des milliers de manuscrits, de textes et de livres anciens. Toute la mémoire écrite du pays. Face à un pouvoir obsédé par la traque des intellectuels, le directeur de la Bibliothèque et ses quarante employés n'ont dû leur survie qu'à la fuite, abandonnant les lieux à une armée de cuisiniers chinois venus prêter main-forte aux Khmers rouges. Les collections n'ont pas été détruites ou déplacées. Mais les livres ont été piétinés par les porcs qui déambulaient dans la bibliothèque et ont moisi dans les effluves de cuisine. Aujourd'hui, ce sont les insectes (dont une terrible invasion de "poissons d'argent", lepisma saccharinum) qui menacent les tonnes de papier. Il semble à l'heure actuelle que l'ancien directeur et sa fille consacrent leur vie, avec des moyens de fortune, et pour un salaire de quinze dollars par mois, à la réhabilitation de cette bibliothèque.
Jamais l'image usée des perles aux pourceaux n'aura été plus actuelle. Mais s'agit-il seulement de bibliothèques lointaines? On pourrait évoquer, pour reprendre un titre barrésien, la grande pitié des bibliothèques de France, où les crédits d'achat sont constamment revus à la baisse, où les abonnements aux périodiques sont graduellement supprimés, où l'on ferme les loges destinées à la consultation des microformes faute de personnel... Telle municipalité décrète que les subventions accordées à la "culture" sont trop élevées et invite l'archiviste à partir! Les porcs ne sont pas toujours dans la soue.
mardi 15 mars 2016
NECROPOLIS
Il m'est arrivé de mettre en fiction l'effacement, le délitement et la déliquescence. Sans doute ai-je été durablement marqué par la réflexion de la fin du XIXe siècle sur ces thèmes. A moins que, envisageant la question sous un autre angle, je n'aie été attiré par la « Décadence », précisément parce que je retrouvais dans cette littérature des obsessions qui m'étaient propres. La vanité en est une. Or, elle affecte aussi le livre. Et le Livre qui l'évoque ne fait pas exception...
Dans l’étrange ville où échoue Médéric, le héros d'un roman de Guy Valvor, dans laquelle chacun connaît à l’avance le jour de sa mort et vit entouré de signes funéraires, la méditation sur l’Ecclésiaste vient naturellement. « A l’analyse de notre esprit illuminé par la Sagesse, tout ce qui tombe sous nos sens, tour à tour se décompose, se dissout, s’évanouit »[1]. Au cours de la visite de la Nécropole, Lermia confirme les paroles du docteur Ambrosius : « Vanité et poussière !… Où est l’homme dans tout cela ?… Des cendres et des os, cadavres, corps sans âme !… Poussière !… Vanité !… » Mais le corps n’est pas seul en cause. Ce qu’évoque l’agencement de cette catacombe, c’est une bibliothèque : « c’était au loin, à perte de vue, dans la crypte, comme un double remblai de détritus blanchâtres, entassements pêle-mêle, ou rangées d’ossements superposés contre la muraille, casés et classés par catégories comme des alignements de livres dans les bibliothèques… »
Plus rien ne distingue désormais l’ossuaire de la librairie, et surtout pas la couleur blanche, à la fois celle du détritus et du papier, comme celui du roman de l’écrivain Luc Deraines ironiquement intitulé Le Triomphe, dans un conte de Camille Mauclair : « ce paquet de papier demeurait lourd et immobile comme un cénotaphe blanc rayé d’inscriptions funéraires »[2]. La comparaison, ici et là, crypte ou cénotaphe, est d’importance. Ranger ne suffit plus. Il faut encore affronter les signes visibles de la décomposition, le risque que ne cesse de courir le livre. La fiction du manuscrit retrouvé, dans le roman antiquisant fin-de-siècle, sert admirablement ce propos. Ce ne sont que manuscrits endommagés, altérés, lacunaires, à demi détruits. Le papyrus pompéien, dans une nouvelle de Gustave Toudouze, n’échappe pas à la règle : « Une singulière appréhension m’empêcha de le dérouler avant de me trouver chez moi : je craignais de le voir tomber en poussière comme les papyrus d’Herculanum […] »[3]. C’est que, dénonçant sa vocation de principe, la bibliothèque n’est plus un lieu de conservation, mais plutôt de destruction. Dans la bibliothèque du marquis de Pimodan, appelée « Palais de la Mort », on voit sur les tables « De vastes encriers en des crânes blanchis », et au plafond « Des lampes de sépulcre à la clarté fumeuse », tandis que « les livres, en bas, sont mangés par les vers » et « gisent sur le bois vermoulu des tablettes »[4]. Mais c’est d’abord la Bibliothèque Nationale, tour à tour « basilique », « entrepôt » et cimetière, qui symbolise clairement le néant des connaissances humaines. Appelée par dérision « Notre-Dame du Document », n’abritant que les « poussiéreuses confidences des époques défuntes », même si l’immense salle de lecture apparaît, au journaliste de L’Echo plaintif, comme un « autel » au pied duquel on vient s’agenouiller, elle dissimule mal son caractère mortuaire : « Sur les innombrables rayons de l'énorme ruche dorment, rangés comme des urnes funéraires dans un columbarium, des rouleaux, des cartons et des volumes de tous formats et de toutes couleurs. »[5].
Le livre était depuis longtemps un des objets de prédilection du genre pictural des Vanités. Mais le travail de vers et la poussière affectent le texte autant que le papier ou le cuir des reliures, le contenu comme le contenant. Deux pages de la nouvelle de Toudouze semblent se déliter, contiennent treize lignes de points de suspension, une poussière de ponctuation. Et le chapitre VII de Guy Valvor, celui-là même qui renferme une méditation sur l’apparence, semble mangé aux vers avec vingt-six lignes de points de suspension...
La charogne est celle du langage autant que celle des chairs.
Dans l’étrange ville où échoue Médéric, le héros d'un roman de Guy Valvor, dans laquelle chacun connaît à l’avance le jour de sa mort et vit entouré de signes funéraires, la méditation sur l’Ecclésiaste vient naturellement. « A l’analyse de notre esprit illuminé par la Sagesse, tout ce qui tombe sous nos sens, tour à tour se décompose, se dissout, s’évanouit »[1]. Au cours de la visite de la Nécropole, Lermia confirme les paroles du docteur Ambrosius : « Vanité et poussière !… Où est l’homme dans tout cela ?… Des cendres et des os, cadavres, corps sans âme !… Poussière !… Vanité !… » Mais le corps n’est pas seul en cause. Ce qu’évoque l’agencement de cette catacombe, c’est une bibliothèque : « c’était au loin, à perte de vue, dans la crypte, comme un double remblai de détritus blanchâtres, entassements pêle-mêle, ou rangées d’ossements superposés contre la muraille, casés et classés par catégories comme des alignements de livres dans les bibliothèques… »
Plus rien ne distingue désormais l’ossuaire de la librairie, et surtout pas la couleur blanche, à la fois celle du détritus et du papier, comme celui du roman de l’écrivain Luc Deraines ironiquement intitulé Le Triomphe, dans un conte de Camille Mauclair : « ce paquet de papier demeurait lourd et immobile comme un cénotaphe blanc rayé d’inscriptions funéraires »[2]. La comparaison, ici et là, crypte ou cénotaphe, est d’importance. Ranger ne suffit plus. Il faut encore affronter les signes visibles de la décomposition, le risque que ne cesse de courir le livre. La fiction du manuscrit retrouvé, dans le roman antiquisant fin-de-siècle, sert admirablement ce propos. Ce ne sont que manuscrits endommagés, altérés, lacunaires, à demi détruits. Le papyrus pompéien, dans une nouvelle de Gustave Toudouze, n’échappe pas à la règle : « Une singulière appréhension m’empêcha de le dérouler avant de me trouver chez moi : je craignais de le voir tomber en poussière comme les papyrus d’Herculanum […] »[3]. C’est que, dénonçant sa vocation de principe, la bibliothèque n’est plus un lieu de conservation, mais plutôt de destruction. Dans la bibliothèque du marquis de Pimodan, appelée « Palais de la Mort », on voit sur les tables « De vastes encriers en des crânes blanchis », et au plafond « Des lampes de sépulcre à la clarté fumeuse », tandis que « les livres, en bas, sont mangés par les vers » et « gisent sur le bois vermoulu des tablettes »[4]. Mais c’est d’abord la Bibliothèque Nationale, tour à tour « basilique », « entrepôt » et cimetière, qui symbolise clairement le néant des connaissances humaines. Appelée par dérision « Notre-Dame du Document », n’abritant que les « poussiéreuses confidences des époques défuntes », même si l’immense salle de lecture apparaît, au journaliste de L’Echo plaintif, comme un « autel » au pied duquel on vient s’agenouiller, elle dissimule mal son caractère mortuaire : « Sur les innombrables rayons de l'énorme ruche dorment, rangés comme des urnes funéraires dans un columbarium, des rouleaux, des cartons et des volumes de tous formats et de toutes couleurs. »[5].
Le livre était depuis longtemps un des objets de prédilection du genre pictural des Vanités. Mais le travail de vers et la poussière affectent le texte autant que le papier ou le cuir des reliures, le contenu comme le contenant. Deux pages de la nouvelle de Toudouze semblent se déliter, contiennent treize lignes de points de suspension, une poussière de ponctuation. Et le chapitre VII de Guy Valvor, celui-là même qui renferme une méditation sur l’apparence, semble mangé aux vers avec vingt-six lignes de points de suspension...
La charogne est celle du langage autant que celle des chairs.
[4] Marquis de Pimodan, Poèmes
choisis (Paris, Messein, 1926), p. 250-252. Initialement publié en 1911.
vendredi 11 mars 2016
LA MORT DES LANGUES
Dans le syndrome d'abandon et de perte qui semble caractériser l'époque présente, les lésions du langage reviennent fréquemment dans les préoccupations d'un petit nombre. Il ne s'agit cette fois pas seulement de jargon, mais d'un phénomène plus vaste que l'on pourrait nommer la mort des langues. A cinq ans d'intervalle, deux ouvrages importants, au titre évocateur, ont soulevé ce problème : de Claude Hagège, Halte à la mort des langues (2000); et de Daniel Heller-Roazen, Echolalias : On the Forgetting of Language (2005; traduction française 2007). Bien que fort différents de méthode et de portée, les deux livres affichent le même dessein : "faire tout ce qui est possible pour empêcher que les cultures humaines ne sombrent dans l'oubli" (Hagège, 9). Mais qui, en ces temps obnubilés par le lucre et le profit, se soucie encore des cultures?
En dépit de son titre impératif et de sa formulation dramatique (Hagège parle d'un "phénomène effrayant" et même de "cataclysme"), le premier ouvrage laisse néanmoins une porte ouverte à la résurrection. Plus froidement, Heller-Roazen se penche sur une philologie qui "s'enquiert exclusivement de formes de langage non attestées, et en vertu desquelles la discipline trouve sa singulière vocation à être la science d'une langue toujours déjà oubliée" (Heller-Roazen, 106). Une analyse brillante de la fable de Io changée en génisse dans les Métamorphoses d'Ovide l'amène ainsi à écrire : "La parole ne subsisterait que dans les métamorphoses et tous les mots ne seraient que des lettres tracées dans le sable par le sabot de la nymphe qui n'est plus" (Heller-Roazen, 127). Belle parabole, qui évoque l'épitaphe élue par Keats pour sa tombe : "Here lies one whose name was writ in water", rejoignant la tentative désespérée du poète à qui il reviendrait, selon Heller-Roazen, de "donner une forme à l'absence de son" (Heller-Roazen, 34). Mais qui, en ces temps obnubilés par le lucre et le profit, se soucie encore de poésie?
Il me souvient avoir lu, il y a quelques années, dans un hebdomadaire, un singulier faire-part de deuil, moins celui d'une personne que celui d'une langue : "La langue eyak n'est plus de ce monde", disparue avec sa dernière locutrice. Une vieille femme, dernière dépositrice d'un trésor qui allait se perdre, vivant dans l'angoisse, non de sa propre mort imminente, mais de la mort de sa langue, et à laquelle personne ne fermerait les yeux, mais dont la bouche allait se clore. Quel dernier mot prononcerait-elle sur son lit de mort, qui serait en même temps le dernier mot de la langue? Comme les feuillets d'un dictionnaire dispersés au vent du Nord, flottant sur la banquise, lavés par l'eau glacée, devenus illisibles...
Il me souvient avoir lu, il y a quelques années, dans un hebdomadaire, un singulier faire-part de deuil, moins celui d'une personne que celui d'une langue : "La langue eyak n'est plus de ce monde", disparue avec sa dernière locutrice. Une vieille femme, dernière dépositrice d'un trésor qui allait se perdre, vivant dans l'angoisse, non de sa propre mort imminente, mais de la mort de sa langue, et à laquelle personne ne fermerait les yeux, mais dont la bouche allait se clore. Quel dernier mot prononcerait-elle sur son lit de mort, qui serait en même temps le dernier mot de la langue? Comme les feuillets d'un dictionnaire dispersés au vent du Nord, flottant sur la banquise, lavés par l'eau glacée, devenus illisibles...
lundi 7 mars 2016
VANITES
A*** pénétra dans le cimetière par la porte douze, et se trouva dans la forêt. L'allée s'étendait devant lui, rectiligne, coupée à angle droit par d'autres allées formant ensemble un immense damier de végétation épaisse. Il se sentait à l'aise dans ce lieu étonnant, qui respirait moins la mort qu'une sorte d'esthétisme funéraire, baroque, involontaire, frôlant le kitsch, attisant en même temps ce sentiment, si fréquent à Vienne, de la Vergänglichkeit déjà éprouvé au musée. Les tombes se pressaient comme des spectateurs au bord d'une route. C'était une forêt de tombes dans une forêt d'arbres, indistinctement mêlés, tombes serrées, compactes, denses, mais rangées, comme à la parade, interminables, dans un élan de suffisance et de forfanterie, d'inconnus et de célèbres, rivalisant de pompe, de faste, de marbre et de pierre, d'accessoires, statues, bustes, photographies, couronnes, pleureuses, gnomes, instruments de musique, médaillons, inscriptions, rappels naïfs de hauts faits militaires ou mercantiles, scientifiques, culturels, bourgeois, invariablement terminés par "Bürger der Stadt Wien". Il longeait la tombe d'Eduard Waschmann, Maschinenfabrikant, Hausbesitzer und Bürger von Wien, 1846-1904; de Franz Vogler, Hauseigenthumer, Besitzer der grossen Gold Salvador medaille, Bürger von Wien, 1842-1908; du Stadtrat Meissel, statufié, entouré de deux sphinges accroupies et d'une pleureuse; de Carl Freiherr von Hasenaver, 1833-1891, qui avait fait édifier son mausolée par l'architecte Otto Hofer et le sculpteur J. Benk, représenté en buste, accompagné d'une grande statue de femme; et, pour couronner le tout, de Johann Heinrich Steudel, Bürger und Realitätenbesitzer (admirable mot!), gewesen Reichsrath und Landtagabgeordneter, Bezirkvorsteher, Gemeinderath und Bürgermeisterstellvertreter der Stadt Wien, 1825-1891, auquel titres et fonctions semblaient conférer par leur longueur une pérennité illusoire. A*** songeait en marchant à la phrase de Hermann Bahr : "Nul ne peut comprendre l'Autriche, qui n'a saisi d'abord le sens de notre bureaucratie". Et des inconnus par milliers, Geissler, Kubritius, Hörst, Latzelberger, Mauermann (et sa photo), Eichinger, Schutz, Zecha, Hirsch, Sutrich, et ce Louis Hoerde, retroussant sa moustache et sa calvitie sous le regard soumis de sa veuve éplorée... Défilé pétrifié des conseillers commerciaux et fiers de l'être, présidents de chambres de commerce, architectes, chirurgiens, jusqu'à un hôtelier...
...
Le soir était venu. Déjà, les profils s'effaçaient sur les tombes, les inscriptions devenaient illisibles, les sphinges de pierre du conseiller Meissel étaient endormies, la calvitie de Louis Hoerde n'était plus visible, non plus que les larmes de sa veuve, les fleurs se fanaient sur le cénotaphe de Mozart.
jeudi 3 mars 2016
LE GOUT DE TUER
Le dernier numéro de la revue Nexus (n° 103, mars-avril 2016) posait la question de savoir si la chasse échappe à la démocratie; ou comment "moins de 2% d'une population parvient à maintenir une pratique que près de la moitié des gens souhaite abolir". A la fin du dix-neuvième siècle, Paul Adam, que je citais récemment, écrivait plus crûment : "La chasse est l'occupation qui nous rapproche le mieux de la brute". C'est là, ajoutait-il, "jouir de sensations chères à l'âge de pierre". Son contemporain Emile Bergerat ne s'exprimait pas autrement : la chasse était pour lui "la bonne bestialité des origines, à se sentir de l'âge de pierre". La finalité n'en est pas douteuse : "le vrai but est le meurtre", "la joie de voir mourir".
Dans les diverses descriptions de l'époque, le chasseur paraît osciller entre sottise et barbarie. "Souvent plus sot que barbare", écrit Paul Adam du "chasseur en plaine, qui croit s'anoblir en se vêtissant de velours à côte et de toile cachou". Et que dire de l'Ouverture de la chasse, avec Laurent Tailhade, "exécutée par un lutrin d'acéphales", et qui "peuple de résonances imbéciles les coteaux et les bois"! La chasse tourne ici au jeu de massacre, mais c'est le massacre du chasseur avant même celui du gibier: "La vénerie au petit pied est à coup sûr un des moyens topiques dont use la classe moyenne pour faire patente son incurable stupidité. Aucun spectacle n'est plus idoine à réjouir les quadrupèdes de tout pelage que l'aspect d'un huissier en tenue de guerre, que le ventre d'un tabellion bedonnant sous son carnier. J'imagine que les oiseaux de divers ordres, échassiers, conirostres, grimpeurs, fissipèdes, gallinacés, rapaces et totipalmes, garés des canardières maladroites, s'esclaffent aux dépens des boutiquiers cynégétiques". Revanche du volatile et motif retourné du chasseur chassé? Mais le barbare n'est jamais loin. Et l'humble chasseur en plaine se met bientôt "du troupeau des assommeurs", vite conquis par "la même volupté de brandir la mort". Si l'on regarde la noblesse et sa chasse à courre, c'est pire encore. "On appelle noble, un passetemps qui vise à faire souffrir des créatures sans défense. C'est en effet, des vieilles occupations héraldiques, ce qui persiste le mieux; et cela juge les époques où les gens de race dominèrent", note encore Paul Adam, en les voyant "se hâter avec frénésie, malgré trente siècles de civilisation, pour voir cinquante chiens dépecer un cerf aux abois".
Afin de contenir ce fléau, Paul Adam proposait d'aggraver les dispositions budgétaires sur la chasse et d'en multiplier l'impôt. Pour les gouvernements, hier comme aujourd'hui, toujours en quête de recettes, il y aurait là, pour une fois, l'occasion de doter d'une moralité la surcharge fiscale.
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