lundi 7 mars 2016

VANITES

A*** pénétra dans le cimetière par la porte douze, et se trouva dans la forêt. L'allée s'étendait devant lui, rectiligne, coupée à angle droit par d'autres allées formant ensemble un immense damier de végétation épaisse. Il se sentait à l'aise dans ce lieu étonnant, qui respirait moins la mort qu'une sorte d'esthétisme funéraire, baroque, involontaire, frôlant le kitsch, attisant en même temps ce sentiment, si fréquent à Vienne, de la Vergänglichkeit déjà éprouvé au musée. Les tombes se pressaient comme des spectateurs au bord d'une route. C'était une forêt de tombes dans une forêt d'arbres, indistinctement mêlés, tombes serrées, compactes, denses, mais rangées, comme à la parade, interminables, dans un élan de suffisance et de forfanterie, d'inconnus et de célèbres, rivalisant de pompe, de faste, de marbre et de pierre, d'accessoires, statues, bustes, photographies, couronnes, pleureuses, gnomes, instruments de musique, médaillons, inscriptions, rappels naïfs de hauts faits militaires ou mercantiles, scientifiques, culturels, bourgeois, invariablement terminés par "Bürger der Stadt Wien". Il longeait la tombe d'Eduard Waschmann, Maschinenfabrikant, Hausbesitzer und Bürger von Wien, 1846-1904; de Franz Vogler, Hauseigenthumer, Besitzer der grossen Gold Salvador medaille, Bürger von Wien, 1842-1908; du Stadtrat Meissel, statufié, entouré de deux sphinges accroupies et d'une pleureuse; de Carl Freiherr von Hasenaver, 1833-1891, qui avait fait édifier son mausolée par l'architecte Otto Hofer et le sculpteur J. Benk, représenté en buste, accompagné d'une grande statue de femme; et, pour couronner le tout, de Johann Heinrich Steudel, Bürger und Realitätenbesitzer (admirable mot!), gewesen Reichsrath und Landtagabgeordneter, Bezirkvorsteher, Gemeinderath und Bürgermeisterstellvertreter der Stadt Wien, 1825-1891, auquel titres et fonctions semblaient conférer par leur longueur une pérennité illusoire. A*** songeait en marchant à la phrase de Hermann Bahr : "Nul ne peut comprendre l'Autriche, qui n'a saisi d'abord le sens de notre bureaucratie". Et des inconnus par milliers, Geissler, Kubritius, Hörst, Latzelberger, Mauermann (et sa photo), Eichinger, Schutz, Zecha, Hirsch, Sutrich, et ce Louis Hoerde, retroussant sa moustache et sa calvitie sous le regard soumis de sa veuve éplorée... Défilé pétrifié des conseillers commerciaux et fiers de l'être, présidents de chambres de commerce, architectes, chirurgiens, jusqu'à un hôtelier...
...
Le soir était venu. Déjà, les profils s'effaçaient sur les tombes, les inscriptions devenaient illisibles, les sphinges de pierre du conseiller Meissel étaient endormies, la calvitie de Louis Hoerde n'était plus visible, non plus que les larmes de sa veuve, les fleurs se fanaient sur le cénotaphe de Mozart.       

2 commentaires:

  1. Quel magnifique texte! La chute est particulièrement émouvante!

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  2. Belle idée que de donner à lire de la prose poétique. Ce texte magnifique sur les Vanités est aussi mordant, à sa façon, que la satire des travers de ce temps. Et il est... intemporel ! "On" attend d'autres extraits... !

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