dimanche 20 novembre 2016

LE VULGAIRE ET L'ENNUYEUX

Je laisserai aujourd'hui la parole à une voix venue d'un autre siècle, inattendue dans ce contexte, et dont les accents paraissent étrangement actuels :
Le vulgaire et l'ennuyeux! toute la mythologie des païens grossiers n'a rien imaginé de plus subtil et de plus effrayant. Ils se ressemblent beaucoup, en ce que l'un et l'autre ils sont laids, plats et pâles, quoique multiformes, et qu'ils donnent de la vie des idées à vous en dégoûter dès le premier jour où l'on y met le pied. De plus, ils sont inséparables, et c'est un couple hideux que tout le monde ne voit pas. Malheur à ceux qui les aperçoivent trop jeunes! Moi, je les ai toujours connus. Ils étaient au collège, et c'est là peut-être que tu as pu les apercevoir; ils n'ont pas cessé de l'habiter un seul jour pendant les trois années de platitudes et de mesquineries que j'y ai passées. [ ...] J'avais presque oublié qu'ils habitaient Paris, et je continue de les fuir, en me jetant dans l'imprévu, avec l'idée que ces deux petits spectres bourgeois, parcimonieux, craintifs et routiniers ne m'y suivront pas. Ils ont fait plus de victimes à eux deux que beaucoup de passions soi-disant mortelles; je connais leurs habitudes homicides et j'en ai peur...
Et, pour conclure, ces mots, issus de la même voix :
Chaque génération plus incertaine qui succède à des générations déjà fatiguées, chaque grand esprit qui meurt sans descendance, sont des signes auxquels on reconnaît, dit-on, un abaissement dans la température morale d'un pays. 
C'était en 1863, du vivant de Baudelaire, dans un roman jugé - à tort - "sentimental" et d'une force singulière : Dominique, d'Eugène Fromentin.    

jeudi 10 novembre 2016

"CES FOUILLES DE CORBEAUX DANS LE VENTRE DES MORTS" (1)

Aujourd'hui, les morts sont mis en coupe réglée. Entendons : les morts proches. Mort d'une mère, d'une fille, d'un compagnon, d'un président. Quelle aubaine! La larme à l'œil est vite essuyée, si tant est même qu'elle ait été versée. On ne saurait manquer cette occasion de se gagner un peu de notoriété littéraire et de braise (2), tout en faisant pleurer dans les chaumières. Voici mille deux cents lettres d'amour jetées sur le marché. Est-ce vengeance posthume, désir désespéré de sortir de l'ombre, simple attente du profit? Ce dernier aspect n'est pas négligeable, et les missives enflammées du président défunt sont au 6ème rang des meilleures ventes au palmarès d'un magazine connu : entre le cerveau (Libérez votre cerveau, n° 5) et l'intestin (le Charme discret de l'intestin, n° 9). Mais plus près, sans doute, de ce dernier, malgré les apparences arithmétiques. Les vautours aiment toujours la charogne.
 
(1) Victor Hugo, "Les quatre jours d'Elciis", La Légende des Siècles
(2) "Dans l'argot des ateliers, de la braise, de l'argent, c'est à dire de quoi faire bouillir la marmite" (Littré).

samedi 15 octobre 2016

EXALTATION DU SENSIBLE

Je voudrais aujourd'hui, après un long silence, signaler un livre qui est une belle incitation à la réflexion et au retour sur soi. Ce livre se constitue autour de deux démarches apparemment contradictoires et, en réalité, complémentaires : le cheminement et le retrait. L'image du chemin et du parcours revient constamment sous la plume de l'auteur. Mais si elle peut évoquer, d'une certaine façon, la voie perdue de Dante (che la diritta via era smarrita), elle ne se pose pas en référence à une voie droite, directe, linéaire, rectiligne, mais à un parcours sinueux. "Par quel chemin détourné suis-je arrivé[e] ici? A quel moment me suis-je fourvoyé[e] ? Comment faire marche arrière?" (p. 124). Il s'agit bien ici, en revanche, de la traversée d'un enfer, que l'hypersensibilité rend plus éprouvante encore. Il faut abandonner la voie droite, celle qui, par exemple, d'une sensibilité littéraire, menait en droite ligne à l'Université. "Je refuse catégoriquement le lien de cause à effet entre une sensibilité littéraire exacerbée et la profession d'enseignant de lettres. C'est confondre une profession de sociabilité avec un don pour l'intériorité" (p. 124). L'enfer, ici, n'est pas celui des neuf cercles. C'est, dans l'enfance, celui de l'école (p. 119), puis, plus tard, celui du cercle d'amis, de relations, de collègues, de colloques, qui se referme sur vous et dans lequel on se sent prisonnier. Pour reprendre une formule célèbre au temps de Sartre, l'enfer, c'est les autres. Tout le livre est un procès de la sociabilité obligatoire, de "l'obligation communautaire" (p. 119), de la confusion souvent faite entre normalité et rapports humains. Un nouveau chapitre de La Bruyère (d'ailleurs cité p. 31-32) à écrire, de "la société et de la conversation". Suivre Rousseau (p. 76) et Baudelaire, les rêveries d'un promeneur solitaire, échapper à la tyrannie de la face humaine. Les formules frappantes abondent ainsi dans ce livre : "nécessité du repli", "apprentissage du silence" (p. 132), "rêverie solitaire et retraite précoce hors du monde" (p. 124). C'est anywhere out of the world, Baudelaire encore (cité p. 61, 67, 72). Mais à côté de la tyrannie de la face humaine, il y a la tyrannie de la voix humaine, telle qu'elle s'impose par le téléphone (p. 77). Inquisition, question, tribunal devant lequel on est sommé de comparoir, rappel à l'ordre, qui est évidemment l'ordre social, irruption dans le retrait, plus perverse encore de n'être pas sensible, et dont un Léon Bloy faisait déjà le procès dans ses Histoires désobligeantes; importun et symbolique obstacle "sur le chemin de la vie intérieure" (p. 84), sur "le chemin du retour vers soi" (p. 104), sur "le chemin thérapeutique personnel" (p. 52). C'est que ce livre rend son prix au silence, "art qui nécessite grandeur d'âme et force de caractère" (p. 170), et que la vie extérieure vient troubler par tous les moyens.
          C'est Ta sensibilité te tuera (Paris, Editions Max Milo, 2016), par Marie-France de Palacio.

           
        

jeudi 1 septembre 2016

BAS ETAGE

J'avais quelque temps délaissé cette tribune, devant l'accablement qui me prenait au vu de la médiocrité insigne de la littérature actuelle. Et voici qu'on m'apporte un roman dont l'auteur, c'est la quatrième de couverture qui le dit, a gagné par ses œuvres "une renommée internationale". Peste! On souhaiterait assurément un meilleur ambassadeur. La première phrase donne le ton : "Arthur Dreyfuss aimait les gros seins. Il s'était d'ailleurs demandé, si d'aventure il avait été une fille, [...] s'il les aurait eus gros ou petits" (p. 11). Si c'est là un roman à thèse, on voit de quel bois elle se chauffe. La pensée, ici, est aussi absente que la langue est pauvre. On trouvera, dès la première page, "une poitrine conséquente". Déjà, Littré disait : "Conséquent pour considérable est un barbarisme, que beaucoup de gens commettent et contre lequel il faut mettre en garde". Mais en a-t-on cure, lorsque, partout, la vulgarité domine : "Un con qui fait croire qu'il a un môme pour se taper des mères" (p. 83). Et partout, l'incapacité de mener une phrase à son terme. Huit mots. Six mots. Trois mots. Pas de verbes, ce serait trop demander. "Photos de dames pour leurs books. En tutu. Puis sans le tutu. Juste avec le collant transparent. Puis sans le collant. Puis en gros plan" (p. 83). On sombre dans une bassesse sans nom : "j'm'en fous de tes repères, Avatar c'est mondial et la couille de PP est là, c'est un truc franchouille" (p. 177). "Chacun eut envie de parler d'autres choses que de ces pauvres ploucs. Tous des cons. Tous les mêmes" (p. 176). Il paraît, dit encore la quatrième de couverture, que c'est "féroce et virtuose". J'ai cherché en vain, dans ces pauvres 264 pages, la férocité et la virtuosité. Je n'ai trouvé que la vulgarité et la bassesse. Du protagoniste, on nous dit : "Il n'avait pas lu Rimbaud" (p. 13). On s'en doute. L'auteur non plus, peut-être. Il est vrai que son héros regarde à la télévision des séries américaines ou compare les mérites de la ficelle picarde et du gratin au fromage (p. 111). On ne nous fait même pas grâce d'une éjaculation précoce (p. 198). Oh! Marcel Proust, Thomas Mann, Julien Gracq, où êtes-vous? Aujourd'hui, c'est Grégoire Delacourt.     

samedi 6 août 2016

DEUX MAUX, CHOISIR LE PIRE

Relisant, redisant avec le même bonheur le beau poème d'Aragon intitulé "Le rendez vous perpétuel" :

                             J'écris contre le vent majeur et n'en déplaise
                             A ceux-là qui ne sont que des voiles gonflées
                             Plus fort souffle ce vent et plus rouge est la braise

 la pensée me venait que la fonction de l'enseignant était d'abord de faciliter à l'étudiant la connivence avec les textes, le plaisir du texte. Un poème d'Aragon, une lettre de Madame de Sévigné, le début d'Aurélia : c'est bien là "écrire contre le vent majeur". Las! Tout change. Il faut aujourd'hui "faire faire de la théorie aux étudiants", apprendre aux étudiants à "devenir théoriciens", à "forger des concepts". Et voilà que, dans un livre récent, les voiles gonflées (de vent ?) cinglent de plus belle et déferlent : métalepse, périlepse, hétérométalepse, transtextualité, modèle communicationnel, antonomologie, ficsemblable [sic], contrefactuel factuel, syngraphie, factilité, énallage. Mais une seule chose rassure pourtant dans ce volume : un chapitre s'intitule "écrire pour ne pas être lu". Puisse cela être pris au pied de la lettre.
Mais les étonnements se succèdent. Le dernier programme de Littérature Comparée proposé aux étudiants d'agrégation regroupe trois poètes, un Français, un Espagnol et un Arabe, qui n'ont visiblement rien de commun malgré l'effort des présentateurs pour prouver le contraire. Ceci les contraint à avouer, dans le texte programmatique, qu'il s'agit là d'un "rassemblement de textes hétérogènes" (p. 1. Je souligne). Mais "la triangulation des œuvres permet de percevoir immédiatement ce que les situations ont d'incomparable" (p. 4. Je souligne). Les adjectifs inquiètent. Il paraît que cela s'appelle "comparatisme différentiel" (p. 2). Un collègue jadis disait plus crûment que la Littérature Comparée ainsi vue était "poireau et pomme de terre"! Ces poètes étrangers, de surcroît, sont nécessairement étudiés en traduction. J'ai enseigné la Littérature Comparée pendant quarante ans à l'Université de Lille-III et à la Sorbonne, avec pour exigence première l'accès aux textes dans la langue originale. J'apprends aujourd'hui que "la traduction n'est pas une perte, mais au contraire comme une "interprétation" au sens musical du terme"; et "peu nous importe de savoir dès lors si la pièce traduite est supérieure ou inférieure à l'original" (p. 5).

Autre temps, autres mœurs.    
 

mercredi 20 juillet 2016

PASSE & PRESENT

Afin de me purger l'esprit des caricatures de Gaulois répandues de nos jours à travers la bande dessinée, je suis allé voir Alésia. J'ai arpenté le forum, jadis bruissant de va-et-vient et de paroles, aujourd'hui silencieux. J'ai longé rues et ruelles, le long des boutiques sous les portiques, me suis attardé près du lieu de culte du dieu Ucuetis fondé par les bronziers et forgerons. J'ai jeté un coup d'œil sur les caves où la place des amphores était encore visible, vu le théâtre et la basilique civile. Ville si présente et dont il ne reste rien que des soubassements de pierre, mais si présente dans son dénuement, au moment où les Mandubiens durent la quitter comme autant de bouches inutiles. Sententiis dictis, constituerunt, ut, qui valetudine, aut aetate, inutiles sunt bello, opido excedant. J'avais emporté les Commentaires de César, une édition ancienne publiée à Venise en 1605 apud Pietrum Ricciardum, et relisais dans le livre VII le sort de ces Mandubiens hospitaliers, qui eos opido receperunt, cum liberis, atque uxoribus, exire coguntur [...] flentes, omnibus precibus orabant, ut se, in servitutem receptos, cibo iuuarent. Ville morte vivante, plus vivante d'être morte, où s'était joué le sort d'un peuple et d'un homme, encore habitée par la tristesse de Vercingétorix pris en tenaille entre eruptio et deditio, et dont la statue colossale se dresse toujours à quelques sept cents mètres de là, en proie à quelques absurdes touristes  se faisant photographier à côté du grand homme. Ce contraste entre la noblesse du monde antique et la bêtise actuelle, où des foules se ruent dans des parcs à la recherche d'infantilisantes images virtuelles, n'était nulle part plus sensible qu'à Alésia, in summo colle positum, éternellement seule dans le panorama de la plaine des Laumes, Alexia, qui nisi obsidione expugnari non posse videbatur, où se dresse encore l'ombre des fortifications de César pour le siège.      

dimanche 10 juillet 2016

LE REGNE DE LA LITOTE

Des mots tombent en désuétude, remplacés par d'atténuatives et bienséantes périphrases. On n'est plus aveugle, mais non voyant; ni sourd, mais mal entendant. Partout, la litote sévit, y compris dans la vie sociale. Affublé d'un instrument bruyant qui lui brise les tympans et incommode le voisinage, le balayeur municipal est devenu technicien de surface; et la caissière des hypermarchés, soumise par sa direction à des rythmes toujours plus effrénés, s'intitule en contrepartie hôtesse de caisse. L'aveugle y gagne-t-il plus de commisération et la caissière plus de dignité? Rien n'est moins sûr. Leurs émoluments sont-ils revus à la hausse? Il ne le semble. Mais la litote est là, consolante, hypocrite.
La pire touche à l'âge. On n'est plus jamais un vieillard, encore moins un vieux. Aujourd'hui, on est un senior. Et une race nouvelle est apparue : le senior souriant. Les publicités regorgent de sourires âgés, empreints de jovialité, de satisfaction, de bien-être. Il faut dire que pour les industriels du voyage, du loisir, de la gastronomie ou de la mode, il y a là une clientèle de choix, un marché colossal. Cela vaut bien un comparatif et un sourire. Peu importe s'il apparaît figé, inexpressif et visiblement de commande. Le senior est heureux. Il l'est, il doit l'être. Son nom se confond avec seigneur. Noblesse d'emprunt. Pourtant, ce n'est qu'un comparatif, celui de senex, Gaffiot le confirme, ne signifiant autre chose que vieux. Donc, plus vieux.
Cet adjectif substantivé, ostracisé, certains l'avaient pourtant osé, et non des moindres. Dans son dernier recueil de vers, le poète Auguste Dupouy ne craignait pas d'écrire :
                                          
                                 Je voudrais, devenu ce que je suis, un vieux,
                                           Me reposer là-bas, sous les pins de la dune.  
 
Et encore :
 
                                Or voici que je suis devenu ce vieillard 
                                                N'ayant appris vraiment que peu de choses.
 
Et un autre poète, Maurice Magre, dans le très beau poème "Vieillesse", inclus dans un recueil au titre significatif (La Montée aux Enfers) et une section plus significative encore ("Le masque de la Beauté perdue") :
 
                             Tel je serai. Dans un vieux corps une jeune âme
                                       Dans un visage replâtré, les yeux repeints
                             [...]
                             Chacun contemplera sur ce vainqueur sinistre
                                            Les poches de mes yeux et les nœuds de mes mains.
                                 
                                            [...]
                                           
                                            Ô pouvoir qui détruis et fais naître, ô nature!
                                            Fais-moi mourir avec des cheveux et des dents.
 
Belle réclame pour une maison de retraite...

samedi 2 juillet 2016

TITROLOGIE

La titrologie romanesque reflète-t-elle son époque? On a eu la Princesse de Clèves, la Vie de Marianne, Manon Lescaut, la Duchesse de Langeais, Madame Bovary, Madame Gervaisais, Nana. On a même eu le Lys dans la vallée. Aujourd'hui, la devanture du libraire propose Le Jour où Anita envoya tout balader, La fille qui rêvait d'un bidon d'essence et d'une allumette ou Marguerite n'aime pas ses fesses. Contraste aussi cuisant que révélateur. Où sont aujourd'hui Madame de Rênal et Madame de Mortsauf? Où, Madame de Couaën et Madame Arnoux? Mais où sont les vierges d'antan?
D'où l'intérêt de s'attarder un instant sur la titrologie. Léon Bloy écrivait en 1891 : "Pour qui cherche dans les œuvres des écrivains autre chose qu'un délassement ou une trépidation nerveuse, le titre d'un livre a l'importance d'un ostensoir de grandeur ou de vanité" (Sur la tombe de Huÿsmans, 1913, p. 59). Devenu simple instrument de racolage, l'ostensoir désacralisé est tombé dans le bourbier, panneau publicitaire ou speculum!     

mardi 28 juin 2016

POUDRE AUX YEUX

L'ère du jargon, dans laquelle nous sommes entrés, et de laquelle nous ne sommes visiblement pas près de sortir, bat son plein. Il n'est de jour ou de colloque qui ne lui apporte son tribut. Aujourd'hui, c'est en Anjou, où se célèbre un mariage (morganatique ?) entre écologie et littérature. J'emploie, par contagion sans doute, un mot en -tique, ayant lu le sujet suivant proposé pour une communication : "La transitivité acousmatique de la parole naturelle : étude acroamatique de Jacques Dupin et de Philippe Jaccottet". Voilà Vadius et Trissotin tout ensemble! "- Et sait du grec, madame!" "- Il sait du grec, ma sœur!" Hélas! Il fallait, dit-on, neuf cents mots pour lire Racine. Mais l'on y chercherait en vain les vocables susmentionnés. J'ai ouvert, pour m'instruire, le Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire de Ferdinand Buisson (1911), dont les Editions Théolib viennent de donner (2011) une réimpression bienvenue. On peut y lire, au tome I, sous l'entrée "acroamatique" : "Ce mot, fort inutilement emprunté au grec, ne désigne autre chose que l'enseignement oral. Dans l'histoire de la philosophie, il a un sens spécial : on y appelle acroamatique  une partie de l'enseignement d'Aristote réservée par ce philosophe aux seuls initiés. Etait-il besoin d'aller chercher si loin, pour en dénaturer la signification historique, un mot si pédant? On le trouve fréquemment aujourd'hui chez les pédagogues allemands; et nous ne souhaitons pas qu'on le leur prenne". Hélas, c'est fait! Les petits grimauds et barbouilleurs de papier n'ont qu'à bien se tenir. Mais ce n'est pas là un vers de Jacques Dupin ou de Philippe Jaccottet. C'est un vers de Molière.

samedi 18 juin 2016

RESUMPTION

Je voudrais remettre ce mot en usage. Littré le dit "terme didactique, peu usité", dans le sens de "Action de résumer". C'est que le résumé devient à l'ordre du jour. Il n'est plus l'outil pédagogique commode qui, à la fin d'une leçon, aidait l'élève à la mieux retenir. Désormais, il remplace la lecture, s'oppose à l'intégralité, encourage la paresse. Des firmes se créent, dont la raison d'être est de ré-su-mer! Pour tous ceux qui n'ont plus le temps, le goût, la volonté ou le plaisir de lire; qui veulent avoir une teinture et non une connaissance; qui préfèrent (horresco referens!) le plat cuisiné tout préparé sous cellophane à la bonne chère longuement apprêtée, il y a aujourd'hui de bonnes adresses : envoyez-nous le livre, on vous le résumera. Les quatre cents pages abrégées en quinze : qui dit mieux? Ainsi pourrez-vous feindre d'être un homme cultivé à bon compte, dans les dîners bourgeois à prétentions intellectuelles. C'est l'oraison funèbre de la lecture. Fini, le temps de grâce où l'on emportait son livre dans un coin retiré, comme un ami, pour partager du temps avec lui, pour avoir du chagrin quand on le terminait, pour dissiper son chagrin lorsque l'on en avait. C'est Montesquieu qui le dit, dans ses pensées diverses : "L'étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture n'ait dissipé" (Œuvres Complètes, Paris, Hachette, 1856, tome II, p. 451-452).
La vitesse emporte tout. Je me souviens d'un concours d'agrégation ayant à son programme une pièce historique de Shakespeare, qu'un candidat, renonçant à la lire, allait voir au cinéma dans une adaptation médiocre. Cela allait plus vite. C'était la mort du texte, remplacé par l'image commerciale. Aujourd'hui, on résume. Qu'importe la beauté du style, la lenteur nécessaire, le goût d'une page parfaite? On a fait semblant de lire. On n'a pas lu.     

mardi 14 juin 2016

L'ARBRE QUI CACHE LA FORÊT

  L'on ne se souvient aujourd'hui de Mary Shelley, l'épouse de Shelley, que parce qu'elle écrivit, à l'âge de dix-neuf ans, le fameux roman Frankenstein, que d'ailleurs personne ne lit, mais dont on va voir au cinéma les adaptations plus ou moins fidèles, tout en croyant d'ailleurs que le nom même de Frankenstein désigne le monstre, alors qu'il s'agit de son créateur. Ce Frankenstein a d'ailleurs un prénom, Victor, une épouse, une famille, ce dont on ne se soucie guère. Le monstre, le monstre, tout est là! 
   Ce roman trop célèbre est bien l'arbre qui cache la forêt. Mary Shelley a écrit en effet six autres romans, plus une novella récemment redécouverte (1997), deux relations de voyage, des biographies d'auteurs français, italiens, espagnols et portugais, des poèmes, deux drames en vers, de nombreux contes et nouvelles. Elle a entretenu sa vie durant une vaste correspondance, aujourd'hui totalement accessible. Las! C'est toujours Frankenstein qui occupe le devant de la scène.
  Il faut saluer l'initiative d'Antonella Braida à l'Université de Nancy, où elle a organisé récemment un colloque, le premier en France, entièrement consacré à Mary Shelley. D'autres aspects de son œuvre y sont heureusement abordés : la poésie, avec le long poème, "The Choice", qu'elle écrivit sur la mort de Shelley; les contes et nouvelles; les compétences linguistiques de Mary Shelley, notamment le grec et l'italien; sa collaboration aux périodiques de l'époque.
   On peut aujourd'hui lire son roman Le Dernier Homme (The Last Man), en anglais ou en français, entre roman d'anticipation et dystopie, décrivant un monde dépeuplé par une épidémie de peste qui ne laisse qu'un seul survivant : elle-même, sous un nom et un sexe d'emprunt, qui se décrivait "enserrée, emmurée, claquemurée par de septuples barrières de solitude", "fermée à la lumière et à la nourriture, à tout sauf à l'enfer torride habitant mon sein". Belles et poignantes images de déréliction, dont le poème "The Choice" avait déjà donné l'exemple.

vendredi 3 juin 2016

LA BICYCLETTE A L'UNIVERSITE ?

J'apprends avec surprise que le coureur cycliste Bernard Hinault relève désormais, non plus des annales sportives, mais de... la littérature comparée! Cette noble science, à laquelle des maîtres éminents, Baldensperger, Carré, Paul Hazard, ont donné jadis ses lettres patentes, se verrait-elle aujourd'hui reléguée dans la caravane du Tour de France? Et consacrée, en principe, à l'étude des concomitances littéraires et artistiques entre différentes aires linguistiques à une époque donnée, étudiant Goethe en France, l'Angleterre et Voltaire ou l'Italie des Romantiques anglais, ne serait-elle plus maintenant qu'un attribut de la Grande Boucle? L'Université, dont j'ai célébré les obsèques dans un récent Obituaire, ne sait décidément plus à quel saint se vouer. Foin des saint Augustin et des saint Jérôme! La Petite Reine a fait son entrée dans les Sorbonnes!
Certes, la chose n'est pas totalement nouvelle. Je me souviens de deux prestigieux coureurs italiens que l'enthousiasme d'outre-alpes qualifiait jadis sans broncher de "Dante del ciclismo" et de "Raffaello del pedale"! Mais aujourd'hui, on théorise. Il y a une "dramaturgie" du sprint et de l'escalade contre la montre. Il paraît que le sportif doit "prendre possession de sa légende". Il y avait autrefois la légende du Graal et la Légende des Siècles, ou celle encore de saint Julien l'Hospitalier. Il y a aujourd'hui la légende de Bernard Hinault. Loin de moi la pensée de dévaloriser le sport d'aucune manière ou de médire d'un sportif estimable. Mais ne peut-on plus mettre the right man in the right place? Entre une victoire d'étape et la Divine Comédie, entre un maillot jaune et la Fornarina, que peut-il y avoir de commun? Pourquoi brouiller les pistes en les affublant de grands mots? Pourquoi toujours mêler la chèvre et le chou? 

dimanche 22 mai 2016

ADIEU GERMANIA!

On ne lira plus Goethe, Schiller, Heine. On ne lira plus Der Mann ohne Eigenschaften, Der Zauberberg, Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge... Mais traduisez, que diable! Quel est ce sabir? On ne lira plus Kant, Hegel, Schopenhauer. Pour quel profit? On n'entendra plus Wachet auf, Am Abend aber desselbigen Sabbats, die Zauberflöte. Que voulez-vous dire? A quoi bon tout cela? Ainsi en a décidé une Université de province, sans doute bientôt suivie par d'autres. A quoi peuvent bien servir les Elégies de Duino dans l'entreprise, la poésie de Trakl dans l'administration, Der Prozess ou Das Schloss dans le commerce? Mais, monsieur, il s'agit d'un tout autre procès. Le russe, le chinois, l'arabe, à la bonne heure! mais l'allemand??? Un argument de poids, irréfragable, irréfutable, est tombé : l'allemand n'est pas rentable; un étudiant d'allemand coûte trop cher à former. Moins de dix inscrits, vous n'y pensez pas! Va-t-on payer un professeur pour si peu? A ajouter à la liste des langues... mortes.
Il me souvient d'un temps, déjà éloigné, où, arrivant jeune professeur dans une autre université, j'appris que la question à l'ordre du jour était la requête d'un étudiant souhaitant étudier l'hébreu. Eh bien! une chaire fut alors créée pour cet enseignement de luxe, et un professeur nommé.
Mais autres temps, autres mœurs. 

dimanche 15 mai 2016

LE POMPON

Une sorte de gnome hirsute et poilu, au poitrail fait de fourrure précieuse, renard ou vison, et aux yeux exorbités, trône désormais sur le sac à main des dames. Cela s'appelle, me dit ma fille, étudiante de troisième année en Ecole de Mode, "bag bug". Il pend là comme un accessoire inutile, coûte, malgré Littré ("Toute espèce d'ornement de peu de valeur que les femmes ajoutent à leur ajustement"), un prix souvent exorbitant. Mais il est à la mode. Cela signifie que la femme, sans réfléchir le moins du monde, si elle veut, comme on dit dans le jargon d'aujourd'hui, "être tendance", se doit de l'arborer. Leopardi, au siècle dernier, le disait mieux : "nous jugeons belle cette nouvelle façon de mode, même si elle contraste avec toutes les formes reçues de la beauté". Et, certes, la beauté n'entre pour rien dans le pompon, mais seulement l'imitation servile et le désir d'être au goût du jour. Goût par définition éphémère. Le même Leopardi le rappelait dans un texte célèbre, écrivant que la Mode et la Mort étaient sœurs et que  " l'une et l'autre visaient également à défaire et changer continuellement les choses d'ici bas". La breloque a de beaux jours devant elle, comme la futilité et la sottise dont elle se revendique. 


   

mercredi 11 mai 2016

STATUES / 2

Il savait gré au sculpteur d'avoir rendu sa féminité à Veturia. Ce n'était plus, aux Tuileries, magno natu mulier, mais des fleurs dont la promesse n'avait point encore passé. Au corps épanoui, presque massif, dont les beaux bras levés eussent formé un tendre collier, faisait contraste un visage fin, juvénile et pensif jusqu'à l'étonnement douloureux. Et le sein découvert, ni celui de Jocaste, ni celui de Phryné, était la beauté d'un rêve de pierre. Pierre Legros II n'avait pu se résoudre à montrer des ans l'irréparable outrage. Préférant la féminité au matriarcat, il avait sculpté une figure dont le rôle patriotique n'avait point oblitéré la possibilité de plaire. Le siècle des Lumières s'alliait ainsi aux débuts de la République romaine. C'était Lancret, c'était Houdon à Rome.
Il y a, se disait-il, une parenté et comme un air de famille entre les statues. Il songeait aux vers de Keats célébrant l'urne grecque. Veturia aussi était fille adoptive du Silence. N'en portait-elle pas le nom? Elle non plus ne se flétrirait pas, n'aurait jamais le front brûlant ni la langue desséchée. Et lui-même, bien que touchant au but, n'atteindrait jamais à la félicité. A l'inverse de Pygmalion, l'amant au flanc du vase n'eût jamais prié Vénus; ou l'eût priée, de ne point attenter au marbre et de lui conserver sa froideur minérale. Ce Pygmalion était sans doute un jouisseur vulgaire, adepte de la Vénus Pandêmos, piètre artiste assurément, pour n'avoir pas compris que seul comptait le temps ralenti, le slow time de Keats, et préféré réintégrer son art à la matérialité promptement périssable. Lui ne tomberait pas dans ce piège : Veturia n'avait rien à craindre. Il ne lui ferait pas courir le risque d'un cœur navré ou repu. Car l'autre Pygmalion, épuisant les possibles, prisonnier de la palinodie, priant Vénus, derechef, de rendre la vivante à la pierre, était pire encore. Veturia ne pouvait être un caprice assouvi. Envers et contre tout demeurant statue, gardant le silence, vestale du temps retrouvé, elle ne descendait pas de son piédestal qui la gardait altière, sans lui interdire un regard, un soupir, une larme.
...
Décidément, les liaisons de chair semblaient inférieures aux liaisons de pierre. Celles-ci ne mentaient pas. Celles-là atteignaient toujours aux limites de la compréhension réciproque. Le geste ne se joignait jamais à la parole, et la parole démentait l'écrit. La pierre ne changeait pas. Elle gardait dans le doute une force tranquille, faisait de l'immobilité une source de mouvement. Hier, aujourd'hui, demain n'avaient aucun sens. La permanence régnait sans partage. A l'abri des fluctuations et des humeurs, la pierre offrait une densité si éloignée des insupportables légèretés de l'être, que son silence parlait plus haut et plus fort que toutes les sociétés et les conversations. Veturia était ce silence. Lorsque, le vendredi venu, il accourait au rendez-vous, il se sentait tout imprégné par des effluves magnétiques. Cette humeur autre, dont parlait Plutarque, émanée du marbre, était le plus beau des langages. Qu'importaient alors le caquet et la parlerie? Il suffisait qu'il se tînt assis près du socle, ou debout parfois, afin de la prendre à témoin muettement, de lui confier ses doutes ou lui parler de Coriolan. L'exil était leur sujet favori, qu'il fût loin de Rome ou chez les Volsques, volontaire ou forcé, vécu comme une vertu ou une ignominie. Ce décalage d'une statue romaine en plein Paris, exécutée sous la Régence, mêlant trois époques, mettait dans cette relation hors du commun une note de fantaisie. Les Tuileries en prenaient soudain l'air des jardins suspendus de Sémiramis à Babylone. Et lui, nouveau Ninus, régnait sur ce royaume.  
    

vendredi 6 mai 2016

STATUES / 1

De crainte d'être importun, il n'avait osé jusque là adresser la parole à la statue. Puis, dans le doute, ne sachant si elle désirait un mot comme elle avait désiré un regard, il avait exhumé du fond de sa mémoire quelques bribes de latin afin de se mieux faire entendre. Veturia, cur siles? Car elle aussi se taisait. Et quousque tandem silebis? Il avait mis la main, pour s'en aider, sur un vieux Quicherat du siècle dernier et un exemplaire fané de la syntaxe de Riemann. Car il fallait parler son vernaculaire. Hic tibi (fabor enim, quando haec te cura remordet). Que savait-il de ce souci virgilien scellé dans la pierre? Il brûlait de lui dire, comme Jupiter à Cythérée : "Parce metu, Veturia! Ton fils n'a pas été sourd à tes objurgations. Il n'a pas marché sur Rome et a préféré l'exil. Trois historiens parmi les plus grands ont répété tes paroles et les siennes. Plus tard, un dramaturge, plus illustre qu'Accius ou Pacuvius, a fait de son histoire un drame, où tu figures, Veturia, sous le nom de Volumnia. Quatre fois Coriolan t'a invoquée avec angoisse, avant de faire droit à ta requête. Il ne t'a pas laissée comme une prisonnière dans les ceps, mais t'a obéi, la mort dans l'âme. Most dangerously, if not most mortal. Ainsi, Britannia t'a rendu hommage. Et j'imagine volontiers que la plus célèbre voyageuse britannique, traversant les Tuileries le 16 octobre 1718, peu avant qu'on y ait érigé ta statue, ne serait point passée outre sans t'assurer de cette sympathie qui tient de la vénération. Ainsi, tu peux rasséréner ton âme, et ne mérites plus ton nom de Trascurata  ! Et je ne manquerai moi-même, si tu le veux, de venir tacitement t'entretenir ; et peut-être voudras-tu me répondre : car de voir des images qui semblent suer ou pleurer, ou rendre quelque humeur teinte comme sang, ce n'est pas chose impossible, parce que le bois et la pierre ordinairement reçoivent une certaine moiteur dont il s'engendre de l'humeur ; et si est bien possible que ces images et statues jettent aucunefois quelque son semblable à un soupir ou à un gémissement quand au profond du dedans il se fait quelque rupture. Ainsi écrit Plutarque en sa vie de Coriolan, Veturia, et je le crois".

dimanche 1 mai 2016

LIVRE EN PERIL

L'on n'imaginait pas qu'un jour, le livre ferait les frais de l'antagonisme entre virtualité et réalité, existence et inexistence, être et non-être. Il y a aujourd'hui, paraît-il, plus de livres virtuels que de livres réels. J'apprends que cela s'appelle désormais e-books. Noli me tangere. On ne touche plus le livre. Mais touche-t-on encore au livre? Sans doute, n'y a-t-il jamais eu autant de livres en librairie. Le paradoxe est qu'il n'y a jamais eu si peu de livres. Tant de lecteurs et si peu de lecteurs! Le moindre homme politique, présent, passé ou à venir, le moindre acteur en délicatesse avec son public, le moindre sportif en déconfiture y va de ses mémoires, emplit les vitrines quelques jours, quelques heures, puis disparaît sans retour. Une amante délaissée en vendra même six cent mille, avant que la fureur politique ne retombe. Le roman fleurit sous des titres d'une effarante platitude, "La première nuit", "La première rencontre", "La première fois", "Jamais sans toi", "Elle et lui" (tiens! déjà vu...), "Où es-tu?", "Je reviens te chercher", "Seras-tu là?" Tout cela se décline à l'infini et se vend de même, s'exporte et se traduit, par milliers ou millions, devient immédiatement "livre de poche", non cousu, perdant ses pages, - ce dont on ne peut que se réjouir -, voué à la décharge publique.
Certes, le déclin vient de loin, et de haut. A la Bibliothèque nationale de France, depuis longtemps, on ne touche plus aux grands journaux du dix-neuvième siècle, mais à des microfilms exsangues et déjà détériorés. La microfiche prolifère ; l'acte de feuilleter est devenu anachronique, geste perdu, vestige. Il n'est plus que machine, écrans, boutons. Le papier s'éloigne. Définitivement.
Mais déjà, les papiers fin-de-siècle (le dix-neuvième) n'étaient plus ce qu'ils étaient, contenaient dans leur pâte de l'oxyde de fer, rouillaient et s'oxydaient : ce sont les fameuses "rousseurs" décrites sur les catalogues des libraires, qui défigurent le livre au grand dam des amateurs. Je songe aux papiers de jadis, des Alde et des Estienne, des Gryphe, des Elsevier et des Plantin, aujourd'hui encore luisant de propreté, brillants, immaculés, exempts de toute souillure. Le vélin des reliures à recouvrement est intact, solide, juste un peu bruni, patiné. Et puis, le papier avait un grain, une épaisseur, une odeur aussi, une complicité avec la main et avec l'œil. On trouvait encore cela naguère, avec les tirages de tête dits "en grand papier" : papier de Hollande Pannekoek, vergés d'Arches ou de Rives avec leurs pontuseaux, le Chine mince et tirant sur le gris, le japon à la cuve et le japon nacré, où les nacrures blanches faisaient merveille, le Whatman si robuste qu'il semblait inaltérable in saecula saeculorum... L'idée même qu'un livre pût être rogné était intolérable, et le massicot était l'organe du diable. Il fallait couper patiemment les pages, avec les précautions d'usage, pour ne point abîmer les Outhenin-Chalandre et les Seychal Mill, Lafuma ou Voiron.
Mais où est le preux Charlemagne?
Peut-être à Tusson (Charente), où l'éditeur Du Lérot perpétue avec bonheur une tradition ancienne d'ouvrages évidemment non rognés, à couverture rempliée et tirés à petit nombre... car il y a si peu de lecteurs! 

mardi 26 avril 2016

OBITUAIRE



Je voudrais aujourd'hui célébrer le service funèbre et prendre le deuil d'une grande dame que j'ai bien connue autrefois et qui avait daigné m'admettre alors dans son intimité. Je me refuse, par respect pour sa mémoire, à dévoiler d'emblée son nom et dirai seulement qu'on la nommait Alma... Bien qu'elle fût à ses heures férue de musique comme de toutes les disciplines de l'esprit, ce n'était pas l'épouse du compositeur Gustav Mahler. Elle aimait les sciences et les arts, qu'elle protégeait comme une bonne Minerve tutélaire, était à l'aise parmi les livres dans la pénombre des bibliothèques, passionnée de lectures et avide de découvertes. Tous les genres la requéraient, poésie, roman, théâtre, traité philosophique, exégèse religieuse, histoire et histoire des idées, linguistique et ce qu'on nommait, d'un terme aujourd'hui désuet, philologie. Aucune langue ne lui était inconnue, même les plus rares, celles qu'ignorent le lucre et le bas commerce, celles qui risquent de mourir, celles qui recèlent des trésors ignorés que l'on ne traduira jamais. Cette grande dame tenait journellement les esprits en éveil et les faisait inlassablement chercher. Elle les adonnait à l'enquête, auprès des célèbres et des connus, mais aussi des obscurs dont elle aimait à retrouver la trace perdue.
Et pour tous ceux qui cherchaient avec zèle, pour la seule beauté du geste et de la vie cérébrale, sans le souci de la carrière et du profit, mais pour savoir ce que dit la bouche d'ombre, elle avait comme des tendresses maternelles, si bien qu'au nom que j'ai inscrit en tête de ces lignes, on pouvait adjoindre Mater, et il n'y avait pas d'orphelins mais des filles et des fils comblés.
Mais les temps changèrent et Mammon veillait. Ce temps perdu en recherche, cette vie secrète, indifférente aux modes, ces longues années, parfois des vies entières, passées à déchiffrer langues mortes, grimoires et manuscrits, à mépriser la loi de l'offre et de la demande, à ignorer le Capital, irritaient l'Argent-Roi. Des instances supérieures se découvrirent, qui lui intimèrent l'ordre de gérer au lieu de réfléchir, d'être financière et comptable au lieu d'être spirituelle, de préférer la gouvernance à la méditation, le revenu à la Beauté et la Bourse à la vie. Elle dépérit bientôt, se trouva sans raison d'être, comme un corps exsangue, non plus irrigué par des sèves nourricières, abandonné de ceux-là mêmes à qui jadis elle donnait le sein. C'est pourquoi aujourd'hui j'ai célébré le service funèbre et pris le deuil d'une grande dame que j'ai bien connue autrefois, au temps de sa splendeur, sous le nom d'Alma Mater. 

vendredi 22 avril 2016

LETTRE MORTE / 2

Je lis avec plaisir une déclaration émanant d'une firme britannique spécialisée dans la papeterie haut de gamme : "In our age of hurried e-mails and slapdash communication, the old-fashioned letter is of more value than ever" [A notre époque d'e-mails hâtifs et de communication bâclée, la lettre à l'ancienne mode a plus de valeur que jamais]. Parlons donc de papier à lettres. Lorsque Charles Buet, ce correspondant de Huÿsmans que j'évoquais il y a quelques jours, écrit à Rodolphe Darzens, il joue comme à plaisir sur les couleurs du papier. La lettre du 15 novembre 1885, dans laquelle il fustige Félicien Champsaur, "ce lion de Champsaur, d'ailleurs morné comme on dit en héraldique", est écrite sur un papier rouge sang de bœuf à la forme, cachet de cire noire à la devise : Tant que je veux". La préciosité de la phrase n'a ici d'égale que celle du papier. Gourdon de Genouillac, dans son traité d'Héraldique (1889), rappelle que le lion est dit "morné quand il n'a ni griffes, ni langue" (p. 60). Le 31 décembre de la même année, Buet prend soin de "substituer" un papier gaufré violine "à une simple carte", pour  rappeler à son correspondant sa promesse de lui envoyer son recueil de vers Le Psautier de l'Amie; cachet de cire jaune. La lettre du 13 janvier 1886 est la plus curieuse, sur un papier gaufré beige à reflets flammés et décor de toile d'araignée, disant peut-être l'alliance subtile de l'épistolaire et de la poésie. Buet, dans cette lettre, rappelle en effet sa lecture du premier recueil de Darzens, La Nuit (1885). Or, ce volume contient une pièce intitulée "Le Monstre", où l'on voit l'amante sucer l'âme du Poète Amant en n'en laissant que de "légers débris", "Ainsi qu'on voit danser, charogne dédaignée, / La libellule, aux fils ténus de l'araignée".
Le papier à lettres se charge ainsi d'un sens prégnant, se met à l'unisson de l'œuvre littéraire. Lorsque Jean Lorrain écrit à Remy de Gourmont (1892), il fait choix d'un papier pourpre cardinalice, la même nuance que celle des sept exemplaires de tête de l'édition originale du Latin Mystique! Le même souci lui fera choisir, pour écrire à madame de Thèbes, un papier à fleurs "Art Nouveau", sans doute pour mieux parler des roses de son jardin à Nice.
Où est, de nos jours, ce souci? 

lundi 18 avril 2016

LETTRE MORTE

L'art épistolaire est un art perdu. Le message électronique, e-mail, Short Message Service, Texto, mini message, termes barbares, ont tué la lettre. Le clavier a eu raison de la plume. J'ai sous les yeux les treize volumes de l'édition Conard de la Correspondance de Flaubert. J'ai sous les yeux des lettres autographes de Huÿsmans, Lorrain, Mirbeau et Max Jacob, lequel écrivait, dit-on, vingt lettres par jour (j'en ai retrouvé sept, écrites le même jour, de "vraies" lettres de deux à quatre pages in-4°). La lettre était un objet d'art. Elle pouvait même être en vers! Elle permettait des explorations profondes, des épanchements, le madrigal, l'exercice du marivaudage, l'emporte-pièce, le franc parler, le libre cours, et "l'éclosion bubonnière" des opinions. J'emprunte à Huÿsmans cette dernière expression, dans une lettre à Charles Buet (1887) dont je vais reparler. Oserait-on écrire aujourd'hui, sur un SMS, comme Lorrain à Rachilde : "Je t'embrasse partout... où tu me le permettras"; "Laisse-moi maintenant t'embrasser sur ton adorable oreille rose, c'est bien le moins que tu te laisses faire"; "j'irai baiser la soie noire de votre cheville"? Sur un ton moins badin, la lettre de Huÿsmans à Buet offre une succession de formules réjouissantes : "Je méprise, en tant qu'écrivain, le fatras en 500 volumes de Féval et lui préfère Suë, malgré mon mépris, pour ce brosseur d'innombrables affiches"; "En tant qu'épistolier, d'autre part, il y a en Féval du Jocrisse de sacristie et du bedeau en goguette". Jules Claretie est un "salapiat de lettres", Louis Veuillot, un "affreux savatier de talent", Paul Féval est une "vieille Purge de feuilletons" et il faut passer sur "les gommes chaudes de Pontmartin et les lavements d'eau pieuse du vieux Gautier" (Léon, et non Théophile). Dans le "Paris actuel", "ça pue sous une neige en dégel le fond de culotte, l'ancien pet"! "Est-ce assez fin de siècle, comme dirait Lorrain", écrit Huÿsmans en conclusion de sa lettre. Hélas! ce ton inimitable des correspondances finiséculaires n'est plus qu'un souvenir, aujourd'hui supplanté par la prose incolore de l'informatique.
(à suivre)  

jeudi 14 avril 2016

DEMOLIR ou REDECOUVRIR?

Il s'est trouvé de tout temps de bons (?) esprits pour parler de ce qu'ils n'avaient point lu ; à plus forte raison, pour le démolir. Cette fois, c'est Désiré Nisard (1806-1888) qui fait les frais de cette pratique, dans un "roman" paru en 2006 et intitulé précisément Démolir Nisard. Dès les premières pages, le malheureux s'y voit traité de tous les noms : "faux-jeton", "triste pitre", "vieux birbe", "vilain cafard", "sinistre cagot", "rampant comme un visqueux reptile", "vautré dans sa fange". Hormis ce chapelet d'injures, que trouve-t-on dans ce roman? On suit l'homme d'une enfance ingrate à une vieillesse malpropre et vaguement libidineuse, le tout, évidemment, sans le moindre fondement. L'œuvre du critique est liquidée en quelques formules péremptoires : "œuvre idéalement vide", "triste construction de pâte à papier".  Pareille attitude, qui préfère, en termes outranciers, l'éreintement vulgaire à la réflexion et à la lecture, se voit assigner la place qui lui convient dans le propos récent d'Emmanuel Bury : "l'actualité littéraire prouve encore aujourd'hui que Nisard est considéré comme un "perdant" par la doxa commune (ce qui d'ailleurs n'est pas un critère de justesse ou de vérité), et le jeu serait facile d'emboîter le pas à ce mouvement, qui est dû, comme souvent dans le monde littéraire, à l'ignorance plus qu'à autre chose".  
Ignorance, en effet, celle d'un grand livre que Nisard publie à vingt-huit ans, Etude de mœurs et de critique sur les poëtes latins de la décadence (1834, réédité en 1849,1867,1878,1888), d'une rare intelligence et qui marquera tout le siècle. Ne voir là que "vide" et "pâte à papier" est à coup sûr une réaction affligeante, ne démontrant que l'absence de lecture et à laquelle le livre tout entier apporte un démenti : il n'est par exemple que de relire le passage consacré à la sibylle de Lucain au chant V de la Pharsale pour avoir un aperçu de la puissance de la pensée et du style de Nisard (éd. 1849, tome II, p. 144-147).
Quelle occasion perdue dans ce parti-pris de préférer l'invective à la critique! mais l'antidote à ce venin existe : il s'intitule Redécouvrir Nisard, est le fruit d'une journée d'études (tenue à l'ENS sous la direction de Mariane Bury, qu'il faut remercier de cette initiative), qui n'avait rien de ce que l'auteur de Démolir Nisard appelle avec mépris une "visite oblique de quelque universitaire pressé en quête d'une référence pour une note en bas de page". C'est publié par Klincksieck en 2009. J'y renvoie avec plaisir le lecteur de bonne foi, s'il veut se faire une idée juste de Désiré Nisard vu par des gens qui l'ont lu.

samedi 9 avril 2016

VARIATIONS

Les variations surtout semblaient sous le coup d'un destin funeste. Paul aimait cette congruence du même et de l'autre, cette relation mathématique entre des équations presque identiques que le plus mince écart séparait : une note, un ton, un rythme. Une perfection se profilait dans cet épuisement des possibles où rien n'était laissé au hasard. La virtuosité n'entrait là pour rien, mais le désir de refaire l'ordonnance du monde, de retrouver toutes ses virtualités, sans exclure la fantaisie. Le modèle absolu était évidemment les Variations Goldberg. Mais le génie de Bach n'était pas le coup de tonnerre d'un orage isolé. Il s'enracinait dans un terreau musical qui l'avait préparé et encadré et où brillaient les noms de Marin Marais, Haendel et, surtout, Buxtehude. Les cent lieues parcourues entre Eisenach et Lübeck n'avaient pas été en vain. Et nul doute que les trente-deux variations La Capricciosa n'aient durablement marqué le musicien, qui avait dû les transcrire et les jouer bien des fois. N'avait-il pas inclus la vieille chanson de moissonneurs qui lui sert de base dans la trentième et dernière de ses variations Goldberg? Mais d'autres venaient s'y ajouter, les trente-deux (chiffre fatidique) variations du deuxième livre de pièces de viole de Marin Marais, parues lorsque le jeune Bach avait seize ans et connues sous le nom de Folies d'Espagne. Et Paul avait coutume d'écouter la cinquième suite en mi majeur pour clavecin de Haendel, avec ses cinq variations finales appelées souvent Der harmonische Grobschmied comme pour souligner, à l'égal de Buxtehude, leur origine populaire.
La variation était son essence, sa seconde nature. Elle épousait les fluctuations de son esprit, les contradictions de son âme baroque. Elle compromettait la permanence, semblait même s'accorder de l'angoisse de l'interruption. Tantôt lentes, tantôt rapides, tantôt suivies, tantôt syncopées, tantôt de ligne nue, tantôt encombrées d'ornements, tantôt primesautières, tantôt funèbres, tantôt solennelles, tantôt enjouées, tantôt rythmées, tantôt étales, tantôt à notes piquées, tantôt mélodie unie, tantôt fortes, tantôt sur le point de s'effacer, tantôt pacifiques, tantôt guerrières, tantôt hispanisées à outrance, tantôt dans le goût français, tantôt traînantes, tantôt endiablées : ainsi Marais ou Tartini. Il l'avait retrouvée récemment chez un obscur compositeur italien, Giovanni Stefano Carbonelli et ses Aria con variazioni se piace des deux sonates pour violon et basse continue VI et XII. Oui, il lui plaisait de les entendre, dans la peur qu'une voix ne l'appelât au dehors et ne l'en éloignât avant terme.
Il se souvenait. Quelques mois en arrière, l'attention suprêmement aiguisée, il réécoutait L'Arte dell' arco de Giuseppe Tartini, cinquante variations sur la gavotte de la sonate pour violon n° 10, op. V de Corelli, afin d'en démêler la filiation exacte. Corelli, le grand maître de la variation, dans cet opus V à qui tout remontait, les hommages avoués ou inavoués comme de l'encens, Carbonelli et Geminiani, Locatelli et Tartini, et les dix Invenzioni de ce Francesco Antonio Bonporti, et bien d'autres encore, les deux chaconnes des Rosenkranz Sonaten  de Biber, celle de la Présentation de Jésus au Temple, et surtout, les trente-quatre variations de la chaconne de l'Assomption de la Vierge et sa gigue finale, jusqu'à, de Carl Friedrich Abel, l'aria con variazioni de la sonate en ré majeur pour viole de gambe du manuscrit Drexel, tous sur qui planait l'ombre du musicien de Fusignano. Et que dire de ces exquises variations de Biber sur la Crucifixion, qui donneraient envie, en les écoutant, de mourir sur la Croix? La veille, déjà, Paul n'avait pu entendre intégralement les cinq variations de la sonate en la mineur de Tartini (Brainard : a 3), arrêté à la variation n° 4 par un appel impérieux venu de la maison voisine. Le lendemain, il comptait bien se livrer à une exégèse quasi mathématique pour voir ce que devaient L'Arte dell' arco de l'un et L'Arte del violino de l'autre au fameux opus V. Mais une voix obscure avait compromis cet effort.

L'envoi de commentaires sur ce blog paraissant malaisé, toute communication peut être adressée à  jean.de_palacio@paris-sorbonne.fr