Petits billets impromptus
Vers 1885, déjà bien installé dans la vie littéraire de son temps, Paul Alexis n'a de cesse de proclamer son allégeance au Naturalisme. Dès 1878 (Alexis a 31 ans), il projetait de fonder, avec un confrère lyonnais nommé Greppo, un journal évidemment appelé L'Assommoir, sur l'orientation duquel il se dit "fixé" : "satyre! gauloiseries! NATURALISME !!" - ce dernier terme, emblématique, rehaussé par l'emploi des majuscules et deux points d'exclamation. Le projet n'aura pas de suite. En 1882, il offre à Zola un hommage appuyé dans son livre Emile Zola. Notes d'un ami. En 1885, la préface qu'il rédige pour le roman Chair molle de Paul Adam, d'ailleurs sous-titré "roman naturaliste", est une sorte de manifeste pour qui tient " à savoir le fond de [s]on coeur naturaliste". Il y proteste contre les afféteries de style, "le terme bizarre, le mot extraordinaire", allant jusqu'à dire sa conviction "qu'un illettré [...] pourrait écrire un chef d'oeuvre en baragouin et en charabia". Cette préface est datée du 6 février. La même année, quelques mois plus tard, Alexis envisage d'écrire une autre préface dans une lettre récemment apparue, datée du 26 juin, et dont le destinataire demeure inconnu. "Venez quand vous voudrez avec le roman et le romancier. On verra, si ce n'est pas trop mal, d'y aller de sa préface. - Bien entendu, je ne m'engage à rien : il faut voir". Et Paul Alexis, toujours soucieux d'affirmer son obédience naturaliste, le fait ici de deux manières : par une double signature, "Paul Alexis. Pour Trubl'", reprenant déjà à Zola le fameux pseudonyme (Trublot) qu'il gardera durant toute sa carrière de journaliste ; et en forgeant, en guise de formule finale à sa lettre, un adverbe de son crû, hautement caractéristique : "Naturalistement". Il semble que ce nouveau projet soit demeuré lettre morte, aucune autre préface n'existant dans le corpus de l'écrivain.
Léon GOZLAN (1803-1866)
Romancier attachant, d'une surprenante modernité, représentatif de cet état d'esprit littéraire propre aux années 1840-1870, entre Romantisme et Décadence et dévolu à la Fantaisie, éclipsé malheureusement par l'ombre et les pantoufles de Balzac, dont il fut le secrétaire aux Jardies. D'un humour parfois ravageur, intéressé aussi bien par le paranormal (Une Soirée dans l'Autre Monde, Voyage de M. Fitzgerald à la recherche des mystères) et l'utopie (Les Emotions de Polydore Marasquin), tout en s'en gaussant au besoin et voyant par exemple dans le spiritisme "une biographie universelle en état d'ivresse", jouant à l'occasion sur l'onomastique (Washington Levert et Socrate Leblanc), refaisant après Voltaire le roi Charles XII de Suède, "assez souvent désigné dans les cours d'Allemagne par cette qualification de fou couronné", et publiant dès 1843 le premier roman moderne (Aristide Froissart), - un romancier, disait Barbey, "qui prend un bouchon de liège et en fait sortir le feu du diamant" (Les 40 Médaillons de l'Académie, XXVIII), mais "laissé là par l'Académie" et la postérité...
La latinité tardive intéresse la Décadence finiséculaire. Ainsi le poète bordelais Ausone (D. Magnus Ausonius Burdigalensis), IVe siècle, qui inspire à Remy de Gourmont une belle page dans Le Latin Mystique (1912) ["Ausone est un poète curieux de tout, riche d'imagination et par conséquent de contradictions, hanté de visions charnelles dont il se débarrasse en écrivant à ses amis, [...] D'un charme tout neuf dans la poésie latine"] et qui sait mêler la délicatesse des idylles et des roses à l'obscénité parfois criarde d'un Martial, laissant aussi un beau poème évocateur d'un voyage en Moselle. Deux traducteurs, à l'époque, se sont risqués à le rendre en français : Edouard Ducoté, directeur de la revue L'Ermitage et lui-même écrivain de talent (1897); et Charles Verrier, moins connu, mais préfacé par Gourmont encore (1905). Voici, du second traducteur, une épigramme d'Ausone, qui peut donner un aperçu de l'inspiration du poète gaulois : sans doute pas la meilleure ! Mais Décadence oblige !
In scabiosum Polygitonem
Contre le galeux Polygiton
Thermarum in solio si quis Poligitona vidit
Ulcera membrorum scabie putrefacta foventem
Si tu voyais dans sa baignoire, Polygiton occupé d'échauder les ulcères de ses membres pourris de gale, tu trouverais ce spectacle préférable à tous les divertissements. Il pousse des gloussements saccadés ; il se plaint comme une fille qui jouit; il crie sur tous les tons comme s'il pâmait de plaisir. Puis semblable à la Ménade qu'agite l'esprit d'un dieu, il se met à faire tourner de tous les côtés ses bras, sa poitrine, ses jambes, ses flancs, son ventre, ses cuisses, ses hanches, ses mollets, son dos, ses épaules et le trou de sa symplégade pleine d'ordure, jusqu'à ce que la chaleur du bain engourdisse le mal qui promenait sa souffrance dans tous ces endroits différents, et le fasse tomber dans une molle langueur. [...] Ainsi Polygiton laisse peu à peu ses membres hideux s'affaisser. Il se prépare aux eaux du Phlégéton ; il sait qu'il lui faudra un jour ou l'autre expier sa vie.
Mais voici un extrait de son poème le plus célèbre "Les Roses" :
Ambigeres, raperet ne rosis aurora ruborem,
An daret; et flores tingeret orta dies.
Tu douterais si l'aurore emprunte aux roses leur couleur, ou la leur donne. Est-ce le jour naissant qui teignit les fleurs? Même rosée, même couleur, même charme matinal à toutes deux; car l'étoile et la fleur ont pour reine Vénus. Peut-être ont-elles un même parfum; mais la brise disperse dans les airs le parfum de celle-là, celle-ci exhale son odeur tout près de nous. Déesse de l'étoile et déesse de la fleur, la divinité de Paphos les vêtit toutes deux de pourpre.
C'était l'heure où les boutons naissants des roses allaient s'épanouir. [...]. Celle-ci découvre son extrême pointe et dégage sa tête empourprée, celle-là déploye les voiles attachés sur son front; elle rêve déjà de compter ses pétales et bien vite elle montre les beautés de son riant calice. [...] L'une d'elles, qui tout à l'heure brillait de tous les feux de sa chevelure, pâlit abandonnée par ses pétales qui s'effeuillent. J'admirais les prompts ravages du temps fugitif et ces roses flétries sitôt que nées. Et voici que [...] le sol est jonché de pourpre (trad. Ed. Ducoté).
Ronsard, Malherbe ne sont pas loin...
Mort en 1885, objet de funérailles nationales avant d'être panthéonisé, Victor Hugo ne fait pourtant pas l'unanimité de la postérité littéraire. Il eut du moins une plaisante continuation et comme une manière de réincarnation en Catulle Mendès, si l'on en croit le dessin de Demare pour Les Hommes d'Aujourd'hui (4ème volume, n° 203), où on le voit au paradis, déclarant : "celui-ci est mon fils bien-aimé en qui je me suis complu". Surtout, il demeure pour beaucoup l' "homme de l'éternelle antithèse" (le mot est de Huÿsmans, lequel disait plus crûment : "Victor Hugo a fait son temps. A d'autres! où cela mènera-t-il de le suivre?" 1879), illustrée par exemple par le célèbre portrait de Josiane dans son roman L'Homme qui rit : "la duchesse Josiane avait cette particularité, moins rare du reste qu'on ne croit, qu'un de ses yeux était bleu et l'autre noir. [...] Le jour et la nuit étaient mêlés dans son regard". Dix ans avant Huÿsmans, Louis Veuillot écrivait déjà, dans un sonnet significativement intitulé "Olympio" (1869) :
On dit, et pour ma part j'accorde sans débat,
Que sa chère antithèse à contre-temps bourdonne,
Qu'en ses meilleurs endroits la cheville foisonne.
Ernest Hello y revient en 1880 : "Qu'est-ce qu'un poète qui réside tout entier dans l'antithèse? C'est un caprice qui s'étale en tout sens" (Les Plateaux de la Balance, p. 91). Mais il y a plus sévère encore, à en croire ces deux critiques alors réputés. "Boileau et Victor Hugo ayant été vaincus non pas l'un par l'autre, mais l'un malgré l'autre et chacun d'eux par lui-même, le combat a fini faute de combattants : ils sont tous morts noyés dans le déluge malsain de leurs propres paroles, comme deux mouches dans un verre d'eau", écrivait déjà Hello en 1872 (L'Homme, p. 325). Et Charles Morice rive le clou en 1889 : "Victor Hugo usurpe un rang qui n'est pas. Son originalité est faite de l'imitation de tout le monde. En tout il se crut le premier? Il était le second en presque tout. [...] Victor Hugo a opprimé son temps. Il ne faut pas qu'il opprime l'avenir. Il faut qu'on cesse de croire qu'il ait tout réalisé" (La Littérature de tout à l'heure, p. 138-139) ; et d'ajouter : "V. Hugo lieu commun de toutes les innovations, sans y rien ajouter de son propre" (Ibid., p. 267).
Verdict sans appel ? Chacun reste juge.
On savait peu de chose d'Ilna Ewers-Wunderwald (1875-1957), comme le rappelle l'auteur d'une récente monographie, bienvenue et richement illustrée, que je dois à la gentillesse d'Alexandra Beilharz : "Il n'est pas aisé de présenter Ilna Ewers-Wunderwald, étant donné que sa biographie offre des lacunes, que ses tableaux ont en grande partie disparu et qu'elle n'a jamais été vraiment accueillie dans l'Histoire de l'Art" (Sven Brömsel, Alraune des Jugendstil, Ein Zagava Buch, 2019). Traductrice, peintre et illustratrice, elle épouse en 1901 l'écrivain Hanns Heinz Ewers, dont elle se sépare en 1912. Elle traduit pour la première fois en allemand le roman de Théophile Gautier Mademoiselle de Maupin (1903) et compose d'admirables couvertures pour des recueils de Frédéric Boutet, notamment Contes dans la Nuit (Geschichten in der Nacht, 1909) et un volume réunissant des contes divers du même auteur (Seltsame Masken, 1913), dont "L'homme qui disait la vérité" (Der Mann, der immer die Wahrheit sprach). L'oeuvre graphique conservée est toujours aux frontières du fantastique animal ou floral, proche aussi des images de masques et de dédoublement, comme en témoignent les titres traduits de Boutet : "Der Mann ohne Maske", "Der Doppelgänger".
Faut-il s'étonner que Marc-Aurèle, l'empereur philosophe, eût eu maille à partir au tournant du siècle avec ses exégètes? Déjà Walter Pater, dans un des plus beaux livres qui soient, montrait plus d'affection à son Marius l'Epicurien qu'à l'empereur stoïcien, qu'il désignait comme "One who has made the great mistake". La tolérance témoignée aux jeux du Cirque, l'impassibilité face à la gladiature sanglante ou aux désastres de la guerre, l'attitude devant le christianisme naissant (Suarès dira plus tard : "Il a donné plus de chrétiens aux bêtes que Dioclétien lui-même") faisaient de Marc-Aurèle, face à Marius, "un inférieur"!
Mais cette encore discrète antipathie de Walter Pater (1885) devient plus nette chez Pierre Benoit à l'aube de 1914, dans son premier livre, mettant en cause, dans un poème, les Pensées pour moi-même :
Ce livre, qui vous fit disciple d'un esclave,
Etait-ce bien à vous de l'écrire, vraiment,
A l'heure où hennissaient, vers les frontières slaves,
Les hordes sans merci des fauves Marcomans!
Et c'est pourquoi je mésestime vos "Pensées",
Et c'est pourquoi je leur préfère, Roi bâtard,
Les fortes phrases, militaires, cadencées,
Qui s'alignent aux "Commentaires" de César.
Mais le coup de grâce est porté dans un long article d'André Suarès paru dans Les Ecrits Nouveaux de mars 1920. Le jugement est sans appel : "La grandeur n'est pas du tout de cet homme ni de son livre". Celui-ci est "un texte roide et sans nerf, décoloré, toujours grave, toujours gauche". Et de conclure : "On ne fut jamais si peu artiste". Ni, peut-être, si peu empereur : "un empereur général de l'Armée du Salut, quelle touchante parodie".
Pour une analyse approfondie du phénomène, se reporter à : Marie-France David-de Palacio, "Apories de Marc-Aurèle : Quelques relectures fin-de-siècle de l'empereur philosophe", Amadis n° 9, Université de Bretagne Occidentale, "Le Modèle", 2011, p. 15-31.
On ne connaît plus guère, même dans son pays d'origine, et moins encore en France, où il n'a jamais été traduit, l'écrivain autrichien Joseph August LUX (1871-1947). Romancier, poète, historien de l'art, mais aussi traducteur de Baudelaire et de Verlaine, il a oeuvré dans des domaines multiples où s'affirme aussi son amour pour Vienne, qu'il a célébrée en vers comme en prose (Wiener Sonette, 1901; Wiener Elegien, 1921) :
Vraiment, - et ce ne sont point là phrases creuses et mensongères !
Tu brilles en majesté dans tes nouveaux atours.
L'homme étonné te nomme un régal pour les yeux,
Telle une reine, ornée de chrysoprases.
Ces "nouveaux atours" sont ceux de l'Art Nouveau et de la Wiener Sezession, auxquels Lux fut étroitement associé : intéressé par l'architecture, ami de Joseph Maria Olbrich (1867-1908), Josef Hoffmann, Kolo Moser et surtout de Otto Wagner (1841-1918) dont il fut le biographe. Son oeuvre de romancier eut peut-être à souffrir de ce goût prononcé de la modernité viennoise. Il faut cependant rappeler deux intéressants romans, Amsel Gabesam, Der Narr von Kahlenberg, Roman eines Autodidakten (1927), et surtout le curieux roman à tonalité lyrique Chevalier Blaubarts Liebesgarten (1910), dans lequel un descendant de Barbe-Bleue, peintre de son état et obsédé par le souvenir des sept épouses mortes, les prend comme inspiration de son art.
L'extrait qu'on va lire est proche du dénouement.
"Il demeura une année entière dans la ville (1) aux blanches pierres, silencieuse et recueillie, et y acheva la création qui passait devant ses yeux comme le rêve heureux de sa vie, où lui était donné de voir la ville qu'il aimait avec ses attraits, ses péchés et ses piétés.
La vision des sept femmes de son coeur, qui, pour la première fois, était apparue dans le jardin d'amour du chevalier Barbe-Bleue, alors que, un jour de printemps, parmi les lilas en fleur, les vrilles des rosiers, les toiles d'aragne et la pourriture, il avait exhumé le secret des stèles muettes, pour vivre ensuite selon la sentence du passé, [cette vision] se montra derechef si vivace à son âme qu'il put cette fois la fixer réellement par des lignes et des couleurs avec le parfum et la magie de la découverte, afin de bien porter le symbole de l'humanité jusqu'aux étoiles.
L'image sacramentelle de Séraphine, qui lui avait montré le ruban bleu de l'amour afin de l'amener au but, toutes erreurs abolies, régnait en majesté dans son rêve d'art; l'éternel sourire d'Amaranthe apparaissait, Euphrosine liliale, Georgine comme brûlante, Mirabella à la beauté marmoréenne, la fervente Cordula et jusqu'à la passive Camilla, chacune des sept venait comme une belle heure heureuse et aidaient de leurs mains aimantes l'oeuvre à se concevoir.
[...]
Les sept femmes qu'il aimait se coulaient incessamment dans l'unique qu'il peignait; elles unissaient leurs dons d'amour dans cette unique, car celle-ci était celle qu'il aimait entre toutes. Les sept étaient devenues le symbole de l'unique, et celle-ci était comme l'essence même des sept."
(1) Salzburg
©Jean de Palacio
Le vieux débat entre Godwin (Of Population. An Enquiry concerning the Power of Increase in the Numbers of Mankind. Being an Answer to Mr. Malthus's Essay on that Subject, London, 1820) et Malthus (An Essay on the Principle of Population, as it affects the future Improvement of Society, with Remarks on the Speculations of Mr. Godwin, London, 1798) n'est pas éteint à la fin du XIXè siècle et semble même se raviver. On voit, en 1894, le romancier Alexandre Boutique le rappeler dans son roman précisément intitulé Les Malthusiennes, où il parle, d'autre part, d'un "malthusianisme, même préventif, décidément entré dans nos moeurs". Sans doute ce débat prend-t-il alors d'autres moyens, non plus seulement ceux de la rhétorique, mais ceux de la chirurgie, avec la vogue de l'ovariectomie, qui sert même d'épigraphe à un sonnet de Marius Boisson, adressé "Aux Femmes" (1896) : "l'extraction des ovaires est une opération fort à la mode". Emile Goudeau confirme, dans un autre roman (La Graine humaine, 1900) : "la plupart de ces dames n'offrent plus d'ovaires à la possibilité d'un maternel effort", auquel Boisson semblait répondre par avance dans un tercet propitiatoire :
Et pour gravir les doux et terribles calvaires
De vos maternités... O Ventres triomphants,
O femmes, nos amours, conservez vos ovaires!
Léon Daudet dénoncera, de son côté, l'abus de cette pratique dans son roman Les Morticoles (1894). D'autres romans suivront, par exemple Stérile, de Daniel Riche (1890) ou Les Mères stériles, d'Henry de Fleurigny (1897). Octave Mirbeau et même Jean Lorrain, que l'on n'attendait pas ici, joueront leur rôle dans ce débat. Et Goudeau, faisant dire à son orateur ridicule : "Pour l'Avenir des Races, pour la Grandeur du Pays, pour l'Agriculture, le Commerce, l'Armée, la Marine, l'Industrie et les Colonies, prodiguez aux vents de la vie, aux rayons du soleil, la splendide, la miraculeuse, la Divine Graine Humaine", se contentera d'ajouter : "refrain inutile et sans écho".
On sait l'attraction exercée sur Shelley par le plus immatériel des quatre éléments : l'air, sous toutes ses formes, que célèbrent à l'envi ses poèmes les plus connus : le nuage (The Cloud) et l'oiseau (To a Skylark) sont dans toutes les mémoires. Moins notoire, peut-être, est sa familiarité avec ce qui naît de la terre, et l'attention portée au végétal. Après la Sensitive, ici traduite en italien, on le voit ainsi célébrer la Courge, dans un poème au titre italien (The Zucca) : poème bâti, comme The Sensitive Plant, sur le cycle des saisons, le déclin de l'automne et l'hiver dévastateur. Si l'automne n'est plus, pour Shelley, "the season of mellow fruitfulness" de Keats, c'est l'insistance sur la mort de l'été qui se voit ici mise en valeur. "Summer was dead", le syntagme revient à deux reprises (v. 1 et 9), "the form of every Summer plant was dead" (v. 80-81). Shelley connaît les étés trop courts de Baudelaire : "Swift Summer into the Automne flowed" (SP III, 22). Il connaît aussi les ravages de l'hiver, du gel et du dégel, sur la plante qui y est soumise (Its leaves [...] the thaw / Had blighted). La plante, chaque fois, demeure proche de l'homme, comme faite à son image et partageant son angoisse.
Les deux poèmes ont un incipit analogue : "A sensitive plant in a garden grew" et "A plant upon the river's margin lie". Elles ont ainsi chaque fois la vedette. Et même si, dans une conclusion optimiste inattendue, la Beauté semble renaître dans l'un des deux poèmes, le protagoniste de The Zucca ne semble savoir que pleurer la mort d'une Beauté précaire (I yet lived to weep / The instability of all but weeping) (wept over the beauty, which [...] had left the earth bare), dans un monde où, comme dans The Sensitive Plant, les choses les plus nobles, êtres et plantes, ont la froideur d'un cadavre (leaving noblest things [...] cold as a corpse). Cette image revient dans les deux poèmes (the garden became [...] like the corpse of her, SP III, 17-18).
La sensitive n'est pas, il s'en faut, la seule espèce florale dans le poème à elle consacré. On n'y compte pas moins de vingt-six sortes de végétaux, phanérogames ou cryptogames, bénignes ou malignes, étalées comme à plaisir. Mais les plantes parasites ont le dessus; et si la courge du second poème paraît prospérer, la sensitive ne semble pas survivre. Rare inspiration chez le poète anglais, en tous cas, que ces destins floraux réussis ou - surtout - manqués, voués qu'ils sont à la décomposition et à la pourriture, que les dix traducteurs italiens ici considérés ont tenté d'acclimater, en faisant bravement de leurs versions respectives comme autant d'actes d'amour. "Ho tradotto per amore", déclarait ainsi l'un d'eux, en s'inscrivant en faux contre l'adage bien connu, "traduttore, traditore". Le lecteur jugera.
Dix Variations italiennes sur la Sensitive
Jean de Palacio
12, 50€
Adolphe Belot (1829-1890), auteur décrié, auteur à succès. Ou, auteur décrié parce que auteur à succès? Se réclamant pourtant discrètement de Balzac, le Balzac de La Fille aux yeux d'or, et marchant à sa suite dans des terres défendues. Lui-même l'a confessé et en a cherché la réhabilitation : dans un "court avant-propos" en tête d'un de ses livres les moins connus, Les Fugitives de Vienne (1883). A la pensée, dit-il à son lecteur, de "connaître tous les vices étrangers", "votre tête se grise, votre imagination tressaute, et vous voyez apparaître déjà une Femme de feu cosmopolite, une Mademoiselle Giraud internationale, La Bouche de Madame X... elle-même, une bouche toute française, devient une bouche universelle". Rappel habile de trois romans, de ceux que Henry Céard nommera plus tard "Les Mauvais Livres", mais les plus grands succès d'Adolphe Belot, nommés pour être apparemment désavoués par leur auteur, avec un apparent regret devant "la faveur exagérée" dont ils ont été l'objet. Soixante mille exemplaires pour Mademoiselle Giraud, à peine moins pour Diane Bérard, la Femme de feu, et pour Madame X..., qui n'a même plus de nom, autant d'héroïnes inavouables. Mais, de son propre aveu, Adolphe Belot était capable de faire autre chose, "vingt autres livres seulement passionnels, exempts de toute sensualité". Vingt autres? Cinquante, plutôt. Mais il revient, en 1888, à Mademoiselle Giraud qui a fait sa gloire, avec Mademoiselle Louise Bauquet, sous le pseudonyme explosif de Mélinite, titre du nouveau roman, et le sujet interdit : "Pourquoi une femme n'en aimerait-elle pas une autre, d'amour?" (p. 281); "quelques livres seulement feuilletés, rejetés aussitôt : une femme pouvait aimer, d'amour, une autre femme" (p. 285). Discret rappel, indiscrète publicité pour un roman paru dix-huit ans plus tôt, en faisant le bruit que l'on sait.
Léonard est une personne, j'allais écrire : un personnage, avec lequel il faut compter. La nourriture n'est rien pour lui. Ce qui lui importe, c'est d'être compris. Il s'y emploie, grâce à un langage riche de modulations diverses, proche du langage articulé, parfois demi-gémissement à peine perceptible, unique ou répété suivant les cas, jusqu'à une sorte de feulement rauque exprimant son contentement presque voluptueux à recevoir une caresse. Tous les objets qui l'entourent deviennent alors caressants : le lit, la table, la chaise semblent participer à son plaisir. Il a en tout des préférences, une mémoire, des habitudes qui lui sont propres. Bien campé sur ses deux pattes antérieures, se trouvant tour à tour mélancolique ou vaguement méprisant, tendre ou condescendant, et sachant pour tout la valeur du temps : celui de la proximité ou de l'indépendance, qu'il ne faut contrarier ni l'une ni l'autre.
Léonard et moi avons d'anciennes accointances. S'en souvient-il? Né depuis peu, à peine de la largeur d'une main, il plantait ses petites griffes dans ma jambe de pantalon et se hissait sur mes genoux, où il restait lové de longs moments.
Les lecteurs du Paradis Perdu savent que les cheveux et les yeux de Milton se sont prêtés à la poésie. Belle façon de survivre dans son corps comme dans son oeuvre! En 1818, John Keats écrit "On seeing a lock of Milton's Hair"; la même année, son ami Leigh Hunt offre un sonnet "To Robert Batty, M.D., on His Giving Me a Lock of Milton's Hair" (il en écrira un autre sur le même thème en 1833) :
There seems a love in hair, though it be dead.
It is the gentlest, yet the stronger thread
Of our frail plant.
Mais le visage sans regard de Milton apparaît aussi dans le célèbre sonnet de l'auteur lui-même (1652) :
When I consider how my light is spent,
Ere half my days, in this dark world and wide
et à Cyriack Skinner en 1655 :
these eyes
Bereft of light, their seeing have forgot;
Nor to their idle orbs doth sight appear
Of sun, or moon, or stars.
On sait moins que, plus de trois siècles après, un autre poète, Stephen Phillips, est revenu sur ce thème dans un beau poème, "Milton, - Blind" (Poems, 1908) :
He who said suddenly, "Let there be light!"
To thee the dark deliberately gave
dans une belle célébration de la cécité commuée en lumière intérieure.
The revered, law-making Concise Cambridge History of English Literature (1941; often reprinted) speaks in a somewhat disparaging manner of George Moore's two major novels (which, in fact, in the author's mind, were but one), Evelyn Innes (1898) and Sister Teresa (1901) : "as a novel, Evelyn Innes (with its continuation) does not rank very high - there is some return to the flashy manner" (p. 953). This seems unfair. In spite of some occasional clumsiness in the writing, perhaps, these two novels, dealing with the career of an opera-singer who finally converts herself and becomes a nun, raise momentous questions about religion, faith, the sense of sin and the knotty point of sex interfering with art in woman's nature. The scene in Sister Teresa when Evelyn, now Sister Teresa, tempts two nuns by singing Wagner's music (from Lohengrin and Tristan und Isolde) is significant in this respect (ch. XXXIII) : "she began to feel she was possessed by the devil".
Les librairies disparaissent : Boulinier, Gibert Jeune, les PUF, Le Pont Traversé, Picart, Librairie Mazarine, et combien d'autres, à Paris et en province, Broglie à Strasbourg, Chapitre Privat et Castéla à Toulouse... L'endroit où on lit remplacé par l'endroit où l'on mange : un sinistre signe des temps. Le livre disparaît, devient virtuel, fictif, e-book. La lecture disparaît, remplacée par l'image, le jeu électronique, la télévision. Ce fléau s'étend, mais était depuis longtemps prévisible et décrit. Deux des utopies les plus sombres de la fin du dix-neuvième siècle le signalaient déjà en termes identiques. En 1889, Jehan Soudan écrit dans "Prophéties électriques" : "Vous n'aurez pas la peine de lire. C'était bon de votre temps! Nous avons changé cela. Deux petits instruments, combinés, l'ophtalmolographe et le mnémotype vous transcriront en cinq minutes dans le cerveau, par les yeux, le contenu de tous les livres, à votre choix" (Histoires américaines). En 1898, Paul Adam dit à son tour : "Ce peuple-ci n'a plus à prendre la peine de lire. On enferme dans une sorte de piano mécanique, des albums échancrés de trous divers qui s'emboîtent sur les pointes d'engrenage de grosseur correspondant à la capacité et au dessin du trou. Plus forte que la voix normale, une voix [...] déclame une chronique ou un conte" (Lettres de Malaisie). Un monde sans livres se profile. Des bibliothèques vides!
CAPRICCIO
Qu'es-tu donc pour moi, mon chéri?
Je te le dis sans malice :
Tout passe, tout lasse, casse.
Donc pourquoi pas ce caprice?
Dommage, ne s'être rencontrés
Quand je menais avec brio
Le dog-cart du comte blond
(mon amant de la Réserve).
Ou quand l'invincible ténor
En cabinet particulier
Savait me bercer dans ses bras
En m'appelant son cher bébé!
Ou quand son Excellence, Altesse,
(Ah! Que Vénus le protège
Et le maintienne en ses ruines!)
Etait à genoux devant moi.
Que je t'ai jadis possédé
Dans ta minceur liliale,
Pierrot, je l'ai oublié
Comme maladie d'enfant!
Cela s'en fut, hâte moderne,
Je t'ai aimé.- C'est fini!
Tu n'étais sur mes tablettes
Que le numéro cent-deux!
Confession de carnaval!
Pardieu! Que je suis contente
D'avoir ainsi pris le large.
Et maintenant - - adieu, Pierrot!
Marie-Madeleine (Baronin von Puttkamer), Auf Kypros (1909)
copyright Jean de Palacio
Ce titre, appliqué par l'écrivain Lucien Descaves à Elisée Reclus, pourrait s'appliquer à lui-même. En 1941, alors âgé de quatre-vingt ans, Descaves rédige avec une fermeté quelque peu provocatrice, date et signe, une déclaration qui semble à mi-chemin entre la profession de foi et l'affirmation testamentaire.
IL écrit notamment :
"Je n'ai jamais émargé à aucun budget, administré aucune société ni reçu un sou de l'Etat à quelque titre que ce soit.
"J'ai consenti, nommé par Clemenceau, à être membre du conseil de surveillance de l'Assistance Publique, parce que cette fonction, exercée par moi depuis trente ans, est entièrement gratuite.
"Je ne dois rien à personne et tout à la mise en pratique du conseil latin : nulla dies sine linea.
"Je ne suis pas riche, mais le peu que je possède n'est ni fruit d'aucune bassesse ni d'aucun déshonneur.
"J'ai su me faire une boutonnière que n'a jamais fait rougir une promotion dans la légion d'honneur".
Sans commentaire.
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Gauche : Sarah Bernhardt à 21 ans, photo Félix Nadar Droite : Sarah Bernhardt dans le rôle de Médée (de Catulle Mendès), 1898 |
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Lettre de Catulle Mendès à Sarah Bernhardt |
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Poème de Catulle Mendès dédié à Sarah Bernhardt |