mardi 20 août 2024

HYPATIE, PREMIERE FEMME SAVANTE ?

 

 


Avant les Philaminte et Bélise, de moliéresque renommée, Hypatie (350-415) ne serait-elle pas la première femme savante ? Mathématicienne, philosophe, célébratrice de la beauté hellénique face à la beauté chrétienne et prêtresse de Vénus à Alexandrie, elle déplut à Cyrille, archevêque d’Alexandrie, et s’en attira les foudres, avant d’être livrée par lui aux chrétiens qui la lapidèrent. Et pourtant, à lire le beau sonnet de Jacques Nayral à elle consacrée, « Hypatie est damnée et Cyrille est un saint ». 
Le portrait tracé « Bei den heiligen Männern » dans le roman Hypatia de Fritz Mauthner donne une idée de la détestation où elle était alors tenue : « Il y a là notamment une des pécheresses, le chef d’œuvre du Diable, telle une des Diablesses de l’ancienne croyance, dangereuse plus que nulle autre. Son nom est Hypatie, c’est là un vampire, et elle a ensorcelé un des plus hauts dignitaires de l’Empereur, et l’Eglise vacille à Alexandrie tant que vit Hypatie ! Par des paroles impudiques et l’exhibition de danseuses, par des boissons magiques et des formules diaboliques, elle soustrait tous les dimanches des jeunes gens à l’Eglise et les attire dans sa maison de luxure. Qui se sent fort en fasse l’épreuve devant cette idole ! Car elle est belle comme la mère de tous les péchés. Belle comme Eve au paradis et belle comme ces fantômes nocturnes sous lesquels Satan est apparu à Saint Antoine lorsqu’il voulut ébranler le saint homme. Hypatie est si belle !... » (trad. Jean de Palacio).
Longtemps oubliée, Hypatie fait une rentrée remarquée en littérature dans la seconde moitié du XIXème siècle. En Angleterre d’abord, avec le roman de Charles Kingsley Hypatia, or New Foes with an Old Face (1852) ; en Allemagne, avec le roman de Fritz Mauthner Hypatia. Roman aus der Altertum (1892) ; en France, au théâtre, avec les tragédies de Gabriel Trarieux (1904) et de Paul Barlatier (1907). Kingsley écrivait à George Brimley en octobre 1851 : « There are materials for a grand book. And if I fail in it, I may as well give up writing ». Souvent réticents à montrer la lapidation, les écrivains préfèrent d’autres voies, comme par exemple Barlatier qui la fait s’éprendre de son bourreau Cyrille (nommé ici Apostolos) : « Je t’aime et dès longtemps, et dès toujours ! »  et mourir en prononçant le nom de Jésus.     


 

mardi 21 mai 2024

UN NATURALISTE A TOUT CRIN : PAUL ALEXIS (1847-1901)

 Vers 1885, déjà bien installé dans la vie littéraire de son temps, Paul Alexis n'a de cesse de proclamer son allégeance au Naturalisme. Dès 1878 (Alexis a 31 ans), il projetait de fonder, avec un confrère lyonnais nommé Greppo, un journal évidemment appelé L'Assommoir,  sur l'orientation duquel il se dit "fixé" : "satyre! gauloiseries! NATURALISME !!" - ce dernier terme, emblématique, rehaussé par l'emploi des majuscules et deux points d'exclamation. Le projet n'aura pas de suite. En 1882, il offre à Zola un hommage appuyé dans son livre Emile Zola. Notes d'un ami.  En 1885, la préface qu'il rédige pour le roman Chair molle de Paul Adam, d'ailleurs sous-titré "roman naturaliste", est une sorte de manifeste pour qui tient " à savoir le fond de [s]on coeur naturaliste". Il y proteste contre les afféteries de style, "le terme bizarre, le mot extraordinaire", allant jusqu'à dire sa conviction "qu'un illettré [...] pourrait écrire un chef d'oeuvre en baragouin et en charabia". Cette préface est datée du 6 février. La même année, quelques mois plus tard, Alexis envisage d'écrire une autre préface dans une lettre récemment apparue, datée du 26 juin, et dont le destinataire demeure inconnu. "Venez quand vous voudrez avec le roman et le romancier. On verra, si ce n'est pas trop mal, d'y aller de sa préface. - Bien entendu, je ne m'engage à rien : il faut voir". Et Paul Alexis, toujours soucieux d'affirmer son obédience naturaliste, le fait ici de deux manières : par une double signature, "Paul Alexis. Pour Trubl'", reprenant déjà à Zola le fameux pseudonyme (Trublot) qu'il gardera durant toute sa carrière de journaliste ; et en forgeant, en guise de formule finale à sa lettre, un adverbe de son crû, hautement caractéristique : "Naturalistement". Il semble que ce nouveau projet soit demeuré lettre morte, aucune autre préface n'existant dans le corpus de l'écrivain. 

Douze ans plus tard, écrivant à Paul Adam, Paul Alexis n'avait pas oublié son rôle : "Votre préfacier de Chair molle aurait à son tour un urgent besoin que vous lui fissiez un article". Il s'agissait d'une réclame pouvant favoriser les ventes de son avant-dernier volume, La Comtesse. Je n'en ai pas retrouvé trace 


 

mercredi 18 janvier 2023

Fascination du DERNIER

 Ecrire sur le Dernier  est un aspect du Romantisme.  C'est s'attarder sur ce qui va disparaître avant qu'il ne soit trop tard. Dernier d'une lignée, d'une race, d'une secte, d'un parti, d'un temps. Etre celui qui reste. Avant la célèbre proclamation de Victor Hugo en exil ("et s'il n'en reste qu'un"), le romancier Edward Bulwer, Lord Lytton, auteur du célèbre The Last Days of Pompeii (1834) s'en était fait une spécialité. Suivront Rienzi, The Last of theTribunes (1835), et Harold, The Last of the Saxon Kings (1848). Entre temps, The Last of the Barons (1843)  avait célébré Warwick, The King Maker. 

Mais le plus répandu et sans doute le plus frappant des motifs demeure celui du Dernier Homme. Dernier vivant sur terre et Dernier représentant de l'humanité disparue, que le roman de Mary Shelley The Last Man  (1826) avait illustré, sinon popularisé, dès cette date précoce et sous un titre présent aussi bien en France (Le Dernier Homme de Cousin de Grainville, 1805,  réédité 1811, 1855, de Creusé de Lesser, 1831, de M. D'Aiguy, 1871), qu'en Angleterre ("Darkness" de Byron, 1816, "The Last Man" de Thomas Campbell, 1823, de Thomas Hood, 1835)

     I must turn my cup of sorrows quite up,
     And drink it to the dregs, -
     For there is not another man alive
     In the world, to pull my legs!





jeudi 5 janvier 2023

UN ECRIVAIN NEGLIGE : LEON GOZLAN



Léon GOZLAN (1803-1866)

Romancier attachant, d'une surprenante modernité, représentatif de cet état d'esprit littéraire propre aux années 1840-1870, entre Romantisme et Décadence et dévolu à la Fantaisie, éclipsé malheureusement par l'ombre et les pantoufles de Balzac, dont il fut le secrétaire aux Jardies. D'un humour parfois ravageur, intéressé aussi bien par le paranormal (Une Soirée dans l'Autre Monde, Voyage de M. Fitzgerald à la recherche des mystères) et l'utopie (Les Emotions de Polydore Marasquin), tout en s'en gaussant au besoin et voyant par exemple dans le spiritisme "une biographie universelle en état d'ivresse", jouant à l'occasion sur l'onomastique (Washington Levert et Socrate Leblanc), refaisant après Voltaire le roi Charles XII de Suède, "assez souvent désigné dans les cours d'Allemagne par cette qualification de fou couronné", et publiant dès 1843 le premier roman moderne (Aristide Froissart), - un romancier, disait Barbey, "qui prend un bouchon de liège et en fait sortir le feu du diamant" (Les 40 Médaillons de l'Académie, XXVIII), mais "laissé là par l'Académie" et la postérité...



lundi 17 octobre 2022

UN ECRIVAIN LATIN AUX ALENTOURS DE 1900 : AUSONE

La latinité tardive intéresse la Décadence finiséculaire. Ainsi le poète bordelais Ausone (D. Magnus Ausonius Burdigalensis), IVe siècle, qui inspire à Remy de Gourmont une belle page dans Le Latin Mystique (1912) ["Ausone est un poète curieux de tout, riche d'imagination et par conséquent de contradictions, hanté de visions charnelles dont il se débarrasse en écrivant à ses amis, [...] D'un charme tout neuf dans la poésie latine"] et qui sait mêler la délicatesse des idylles et des roses à l'obscénité parfois criarde d'un Martial, laissant aussi un beau poème évocateur d'un voyage en Moselle. Deux traducteurs, à l'époque, se sont risqués à le rendre en français : Edouard Ducoté, directeur de la revue L'Ermitage et lui-même écrivain de talent (1897); et Charles Verrier, moins connu, mais préfacé par Gourmont encore (1905). Voici, du second traducteur, une épigramme d'Ausone, qui peut donner un aperçu de l'inspiration du poète gaulois : sans doute pas la meilleure ! Mais Décadence oblige !


                                 In scabiosum Polygitonem 

                                 Contre le galeux Polygiton 

Thermarum in solio si quis Poligitona vidit

Ulcera membrorum scabie putrefacta foventem 

Si tu voyais dans sa baignoire, Polygiton occupé d'échauder les ulcères de ses membres pourris de gale, tu trouverais ce spectacle préférable à tous les divertissements. Il pousse des gloussements saccadés ; il se plaint comme une fille qui jouit; il crie sur tous les tons comme s'il pâmait de plaisir. Puis semblable à la Ménade qu'agite l'esprit d'un dieu, il se met à faire tourner de tous les côtés ses bras, sa poitrine, ses jambes, ses flancs, son ventre, ses cuisses, ses hanches, ses mollets, son dos, ses épaules et le trou de sa symplégade pleine d'ordure, jusqu'à ce que la chaleur du bain engourdisse le mal qui promenait sa souffrance dans tous ces endroits différents, et le fasse tomber dans une molle langueur. [...] Ainsi Polygiton laisse peu à peu ses membres hideux s'affaisser. Il se prépare aux eaux du Phlégéton ; il sait qu'il lui faudra un jour ou l'autre expier sa vie. 

Mais voici un extrait de son poème le plus célèbre "Les Roses" :

Ambigeres, raperet ne rosis aurora ruborem,

An daret; et flores tingeret orta dies.

Tu douterais si l'aurore emprunte aux roses leur couleur, ou la leur donne. Est-ce le jour naissant qui teignit les fleurs? Même rosée, même couleur, même charme matinal à toutes deux; car l'étoile et la fleur ont pour reine Vénus. Peut-être ont-elles un même parfum; mais la brise disperse dans les airs le parfum de celle-là, celle-ci exhale son odeur tout près de nous. Déesse de l'étoile et déesse de la fleur, la divinité de Paphos les vêtit toutes deux de pourpre. 

C'était l'heure où les boutons naissants des roses allaient s'épanouir. [...]. Celle-ci découvre son extrême pointe et dégage sa tête empourprée, celle-là déploye les voiles attachés sur son front; elle rêve déjà de compter ses pétales et bien vite elle montre les beautés de son riant calice. [...] L'une d'elles, qui tout à l'heure brillait de tous les feux de sa chevelure, pâlit abandonnée par ses pétales qui s'effeuillent. J'admirais les prompts ravages du temps fugitif et ces roses flétries sitôt que nées. Et voici que [...] le sol est jonché de pourpre (trad. Ed. Ducoté). 

Ronsard, Malherbe ne sont pas loin...


samedi 8 octobre 2022

VICTOR HUGO AU PURGATOIRE

 Mort en 1885, objet de funérailles nationales avant d'être panthéonisé, Victor Hugo ne fait pourtant pas l'unanimité de la postérité littéraire. Il eut du moins une plaisante continuation et comme une manière de réincarnation en Catulle Mendès, si l'on en croit le dessin de Demare pour Les Hommes d'Aujourd'hui (4ème volume, n° 203), où on le voit au paradis, déclarant : "celui-ci est mon fils bien-aimé en qui je me suis complu". Surtout, il demeure pour beaucoup l' "homme de l'éternelle antithèse" (le mot est de Huÿsmans, lequel disait plus crûment : "Victor Hugo a fait son temps. A d'autres! où cela mènera-t-il de le suivre?" 1879), illustrée par exemple par le célèbre portrait de Josiane dans son roman L'Homme qui rit : "la duchesse Josiane avait cette particularité, moins rare du reste qu'on ne croit, qu'un de ses yeux était bleu et l'autre noir. [...] Le jour et la nuit étaient mêlés dans son regard". Dix ans avant Huÿsmans, Louis Veuillot écrivait déjà, dans un sonnet significativement intitulé "Olympio" (1869) :

       On dit, et pour ma part j'accorde sans débat,

       Que sa chère antithèse à contre-temps bourdonne,

       Qu'en ses meilleurs endroits la cheville foisonne. 

Ernest Hello y revient en 1880 : "Qu'est-ce qu'un poète qui réside tout entier dans l'antithèse? C'est un caprice qui s'étale en tout sens" (Les Plateaux de la Balance, p. 91). Mais il y a plus sévère encore, à en croire ces deux critiques alors réputés. "Boileau et Victor Hugo ayant été vaincus non pas l'un par l'autre, mais l'un malgré l'autre et chacun d'eux par lui-même, le combat a fini faute de combattants : ils sont tous morts noyés dans le déluge malsain de leurs propres paroles, comme deux mouches dans un verre d'eau", écrivait déjà Hello en 1872 (L'Homme, p. 325). Et Charles Morice rive le clou en 1889 : "Victor Hugo usurpe un rang qui n'est pas. Son originalité est faite de l'imitation de tout le monde. En tout il se crut le premier? Il était le second en presque tout. [...] Victor Hugo a opprimé son temps. Il ne faut pas qu'il opprime l'avenir. Il faut qu'on cesse de croire qu'il ait tout réalisé" (La Littérature de tout à l'heure, p. 138-139) ; et d'ajouter : "V. Hugo lieu commun de toutes les innovations, sans y rien ajouter de son propre" (Ibid., p. 267). 

Verdict sans appel ? Chacun reste juge. 




jeudi 11 août 2022

UNE RECONNAISSANCE TARDIVE (ET MERITEE)

 

On savait peu de chose d'Ilna Ewers-Wunderwald (1875-1957), comme le rappelle l'auteur d'une récente monographie, bienvenue et richement illustrée, que je dois à la gentillesse d'Alexandra Beilharz : "Il n'est pas aisé de présenter Ilna Ewers-Wunderwald, étant donné que sa biographie offre des lacunes, que ses tableaux ont en grande partie disparu et qu'elle n'a jamais été vraiment accueillie dans l'Histoire de l'Art" (Sven Brömsel, Alraune des Jugendstil, Ein Zagava Buch, 2019). Traductrice, peintre et illustratrice, elle épouse en 1901 l'écrivain Hanns Heinz Ewers, dont elle se sépare en 1912. Elle traduit pour la première fois en allemand le roman de Théophile Gautier Mademoiselle de Maupin (1903) et compose d'admirables couvertures pour des recueils de Frédéric Boutet, notamment Contes dans la Nuit (Geschichten in der Nacht, 1909) et un volume réunissant des contes divers du même auteur (Seltsame Masken, 1913), dont "L'homme qui disait la vérité" (Der Mann, der immer die Wahrheit sprach). L'oeuvre graphique conservée est toujours aux frontières du fantastique animal ou floral, proche aussi des images de masques et de dédoublement, comme en témoignent les titres traduits de Boutet : "Der Mann ohne Maske", "Der Doppelgänger".




 

dimanche 8 mai 2022

GRAND EMPEREUR PHILOSOPHE, OU AIGLE DES GENS ASSIS?

 Faut-il s'étonner que Marc-Aurèle, l'empereur philosophe, eût eu maille à partir au tournant du siècle avec ses exégètes? Déjà Walter Pater, dans un des plus beaux livres qui soient, montrait plus d'affection à son Marius l'Epicurien qu'à l'empereur stoïcien, qu'il désignait comme "One who has made the great mistake". La tolérance témoignée aux jeux du Cirque, l'impassibilité face à la gladiature sanglante ou aux désastres de la guerre, l'attitude devant le christianisme naissant (Suarès dira plus tard : "Il a donné plus de chrétiens aux bêtes que Dioclétien lui-même") faisaient de Marc-Aurèle, face à Marius, "un inférieur"!

Mais cette encore discrète antipathie de Walter Pater (1885) devient plus nette chez Pierre Benoit à l'aube de 1914, dans son premier livre, mettant en cause, dans un poème, les Pensées pour moi-même :

Ce livre, qui vous fit disciple d'un esclave,

Etait-ce bien à vous de l'écrire, vraiment,

A l'heure où hennissaient, vers les frontières slaves,

Les hordes sans merci des fauves Marcomans!


Et c'est pourquoi je mésestime vos "Pensées",

Et c'est pourquoi je leur préfère, Roi bâtard,

Les fortes phrases, militaires, cadencées,

Qui s'alignent aux "Commentaires" de César. 


Mais le coup de grâce est porté dans un long article d'André Suarès paru dans Les Ecrits Nouveaux de mars 1920. Le jugement est sans appel : "La grandeur n'est pas du tout de cet homme ni de son livre". Celui-ci est "un texte roide et sans nerf, décoloré, toujours grave, toujours gauche". Et de conclure : "On ne fut jamais si peu artiste". Ni, peut-être, si peu empereur : "un empereur général de l'Armée du Salut, quelle touchante parodie". 


Pour une analyse approfondie du phénomène, se reporter à : Marie-France David-de Palacio, "Apories de Marc-Aurèle : Quelques relectures fin-de-siècle de l'empereur philosophe", Amadis n° 9, Université de Bretagne Occidentale, "Le Modèle", 2011, p. 15-31. 

dimanche 1 mai 2022

UN ECRIVAIN VIENNOIS OUBLIE

   



   On ne connaît plus guère, même dans son pays d'origine, et moins encore en France, où il n'a jamais été traduit, l'écrivain autrichien Joseph August LUX (1871-1947). Romancier, poète, historien de l'art, mais aussi traducteur de Baudelaire et de Verlaine, il a oeuvré dans des domaines multiples où s'affirme aussi son amour pour Vienne, qu'il a célébrée en vers comme en prose (Wiener Sonette, 1901; Wiener Elegien, 1921) : 

       Vraiment, - et ce ne sont point là phrases creuses et mensongères !

         Tu brilles en majesté dans tes nouveaux atours.

         L'homme étonné te nomme un régal pour les yeux,

         Telle une reine, ornée de chrysoprases.

   Ces "nouveaux atours" sont ceux de l'Art Nouveau et de la Wiener Sezession, auxquels Lux fut étroitement associé : intéressé par l'architecture, ami  de Joseph Maria Olbrich (1867-1908), Josef Hoffmann, Kolo Moser et surtout de Otto Wagner (1841-1918) dont il fut le biographe. Son oeuvre de romancier eut peut-être à souffrir de ce goût prononcé de la modernité viennoise. Il faut cependant rappeler deux intéressants romans, Amsel Gabesam, Der Narr von Kahlenberg, Roman eines Autodidakten (1927), et surtout le curieux roman à tonalité lyrique Chevalier Blaubarts Liebesgarten (1910), dans lequel un descendant de Barbe-Bleue, peintre de son état et obsédé par le souvenir des sept épouses mortes, les prend comme inspiration de son art.

L'extrait qu'on va lire est proche du dénouement. 


"Il demeura une année entière dans la ville (1) aux blanches pierres, silencieuse et recueillie, et y acheva la création qui passait devant ses yeux comme le rêve heureux de sa vie, où lui était donné de voir la ville qu'il aimait avec ses attraits, ses péchés et ses piétés.

La vision des sept femmes de son coeur, qui, pour la première fois, était apparue dans le jardin d'amour du chevalier Barbe-Bleue, alors que, un jour de printemps, parmi les lilas en fleur, les vrilles des rosiers, les toiles d'aragne et la pourriture, il avait exhumé le secret des stèles muettes, pour vivre ensuite selon la sentence du passé, [cette vision] se montra derechef si vivace à son âme qu'il put cette fois la fixer réellement par des lignes et des couleurs avec le parfum et la magie de la découverte, afin de bien porter le symbole de l'humanité jusqu'aux étoiles. 

L'image sacramentelle de Séraphine, qui lui avait montré le ruban bleu de l'amour afin de l'amener au but, toutes erreurs abolies, régnait en majesté dans son rêve d'art; l'éternel sourire d'Amaranthe apparaissait, Euphrosine liliale, Georgine comme brûlante, Mirabella à la beauté marmoréenne, la fervente Cordula et jusqu'à la passive Camilla, chacune des sept venait comme une belle heure heureuse et aidaient de leurs mains aimantes l'oeuvre à se concevoir.

[...]

Les sept femmes qu'il aimait se coulaient incessamment dans l'unique qu'il peignait; elles unissaient leurs dons d'amour dans cette unique, car celle-ci était celle qu'il aimait entre toutes. Les sept étaient devenues le symbole de l'unique, et celle-ci était comme l'essence même des sept."  

(1) Salzburg

©Jean de Palacio





samedi 2 avril 2022

DENATALITE, DEPOPULATION : ACTUALITE DE MALTHUS A LA FIN DU XIXè SIECLE

Le vieux débat entre Godwin (Of Population. An Enquiry concerning the Power of Increase in the Numbers of Mankind. Being an Answer to Mr. Malthus's Essay on that Subject, London, 1820) et Malthus (An Essay on the Principle of Population, as it affects the future Improvement of Society, with Remarks on the Speculations of Mr. Godwin, London, 1798) n'est pas éteint à la fin du XIXè siècle et semble même se raviver. On voit, en 1894, le romancier Alexandre Boutique le rappeler dans son roman précisément intitulé Les Malthusiennes, où il parle, d'autre part, d'un "malthusianisme, même préventif, décidément entré dans nos moeurs". Sans doute ce débat prend-t-il alors d'autres moyens, non plus seulement ceux de la rhétorique, mais ceux de la chirurgie, avec la vogue de l'ovariectomie, qui sert même d'épigraphe à un sonnet de Marius Boisson, adressé "Aux Femmes" (1896) : "l'extraction des ovaires est une opération fort à la mode". Emile Goudeau confirme, dans un autre roman (La Graine humaine, 1900) : "la plupart de ces dames n'offrent plus d'ovaires à la possibilité d'un maternel effort", auquel Boisson semblait répondre par avance dans un tercet propitiatoire : 

                       Et pour gravir les doux et terribles calvaires

                       De vos maternités... O Ventres triomphants,

                                   O femmes, nos amours, conservez vos ovaires!  

Léon Daudet dénoncera, de son côté, l'abus de cette pratique dans son roman Les Morticoles (1894). D'autres romans suivront, par exemple Stérile, de Daniel Riche (1890) ou Les Mères stériles, d'Henry de Fleurigny (1897).  Octave Mirbeau et même Jean Lorrain, que l'on n'attendait pas ici, joueront leur rôle dans ce débat. Et Goudeau, faisant dire à son orateur ridicule : "Pour l'Avenir des Races, pour la Grandeur du Pays, pour l'Agriculture, le Commerce, l'Armée, la Marine, l'Industrie et les Colonies, prodiguez aux vents de la vie, aux rayons du soleil, la splendide, la miraculeuse, la Divine Graine Humaine", se contentera d'ajouter : "refrain inutile et sans écho". 


dimanche 21 novembre 2021

SHELLEY BOTANISTE

 On sait l'attraction exercée sur Shelley par le plus immatériel des quatre éléments : l'air, sous toutes ses formes, que célèbrent à l'envi ses poèmes les plus connus : le nuage (The Cloud) et l'oiseau (To a Skylark) sont dans toutes les mémoires. Moins notoire, peut-être, est sa familiarité avec ce qui naît de la terre, et l'attention portée au végétal. Après la Sensitive, ici traduite en italien, on le voit ainsi célébrer la Courge, dans un poème au titre italien (The Zucca) : poème bâti, comme The Sensitive Plant, sur le cycle des saisons, le déclin de l'automne et l'hiver dévastateur. Si l'automne n'est plus, pour Shelley, "the season of mellow fruitfulness" de Keats, c'est l'insistance sur la mort de l'été qui se voit ici mise en valeur. "Summer was dead", le syntagme revient à deux reprises (v. 1 et 9), "the form of every Summer plant was dead" (v. 80-81). Shelley connaît les étés trop courts de Baudelaire : "Swift Summer into the Automne flowed" (SP III, 22). Il connaît aussi les ravages de l'hiver, du gel et du dégel, sur la plante qui y est soumise (Its leaves [...] the thaw / Had blighted). La plante, chaque fois, demeure proche de l'homme, comme faite à son image et partageant son angoisse. 

Les deux poèmes ont un incipit analogue : "A sensitive plant in a garden grew" et "A plant upon the river's margin lie". Elles ont ainsi chaque fois la vedette. Et même si, dans une conclusion optimiste inattendue, la Beauté semble renaître dans l'un des deux poèmes, le protagoniste de The Zucca ne semble savoir que pleurer la mort d'une Beauté précaire (I yet lived to weep / The instability of all but weeping) (wept over the beauty, which [...] had left the earth bare), dans un monde où, comme dans The Sensitive Plant, les choses les plus nobles, êtres et plantes, ont la froideur d'un cadavre (leaving noblest things [...] cold as a corpse). Cette image revient dans les deux poèmes (the garden became [...] like the corpse of her, SP III, 17-18).

La sensitive n'est pas, il s'en faut, la seule espèce florale dans le poème à elle consacré. On n'y compte pas moins de vingt-six sortes de végétaux, phanérogames ou cryptogames, bénignes ou malignes, étalées comme à plaisir. Mais les plantes parasites ont le dessus; et si la courge du second poème paraît prospérer, la sensitive ne semble pas survivre. Rare inspiration chez le poète anglais, en tous cas, que ces destins floraux réussis ou - surtout - manqués, voués qu'ils sont à la décomposition et à la pourriture, que les dix traducteurs italiens ici considérés ont tenté d'acclimater, en faisant bravement de leurs versions respectives comme autant d'actes d'amour. "Ho tradotto per amore", déclarait ainsi l'un d'eux, en s'inscrivant en faux contre l'adage bien connu, "traduttore, traditore". Le lecteur jugera. 


Dix Variations italiennes sur la Sensitive

Jean de Palacio

12, 50€


vendredi 29 octobre 2021

UN ECRIVAIN AU BAN DE L'OPINION

 Adolphe Belot (1829-1890), auteur décrié, auteur à succès. Ou, auteur décrié parce que auteur à succès? Se réclamant pourtant discrètement de Balzac, le Balzac de La Fille aux yeux d'or, et marchant à sa suite dans des terres défendues. Lui-même l'a confessé et en a cherché la réhabilitation : dans un "court avant-propos" en tête d'un de ses livres les moins connus, Les Fugitives de Vienne (1883). A la pensée, dit-il à son lecteur, de "connaître tous les vices étrangers", "votre tête se grise, votre imagination tressaute, et vous voyez apparaître déjà une Femme de feu cosmopolite, une Mademoiselle Giraud internationale, La Bouche de Madame X... elle-même, une bouche toute française, devient une bouche universelle". Rappel habile de trois romans, de ceux que Henry Céard nommera plus tard "Les Mauvais Livres", mais les plus grands succès d'Adolphe Belot, nommés pour être apparemment désavoués par leur auteur, avec un apparent regret devant "la faveur exagérée" dont ils ont été l'objet. Soixante mille exemplaires pour Mademoiselle Giraud, à peine moins pour Diane Bérard, la Femme de feu, et pour Madame X..., qui n'a même plus de nom, autant d'héroïnes inavouables. Mais, de son propre aveu, Adolphe Belot était capable de faire autre chose, "vingt autres livres seulement passionnels, exempts de toute sensualité". Vingt autres? Cinquante, plutôt. Mais il revient, en 1888, à Mademoiselle Giraud qui a fait sa gloire, avec Mademoiselle Louise Bauquet, sous le pseudonyme explosif de Mélinite, titre du nouveau roman, et le sujet interdit : "Pourquoi une femme n'en aimerait-elle pas une autre, d'amour?" (p. 281); "quelques livres seulement feuilletés, rejetés aussitôt : une femme pouvait aimer, d'amour, une autre femme" (p. 285). Discret rappel, indiscrète publicité pour un roman paru dix-huit ans plus tôt, en faisant le bruit que l'on sait.  




lundi 28 juin 2021

UN CARACTÈRE

Léonard est une personne, j'allais écrire : un personnage, avec lequel il faut compter. La nourriture n'est rien pour lui. Ce qui lui importe, c'est d'être compris. Il s'y emploie, grâce à un langage riche de modulations diverses, proche du langage articulé, parfois demi-gémissement à peine perceptible, unique ou répété suivant les cas, jusqu'à une sorte de feulement rauque exprimant son contentement presque voluptueux à recevoir une caresse. Tous les objets qui l'entourent deviennent alors caressants : le lit, la table, la chaise semblent participer à son plaisir. Il a en tout des préférences, une mémoire, des habitudes qui lui sont propres. Bien campé sur ses deux pattes antérieures, se trouvant tour à tour mélancolique ou vaguement méprisant, tendre ou condescendant, et sachant pour tout la valeur du temps : celui de la proximité ou de l'indépendance, qu'il ne faut contrarier ni l'une ni l'autre. 

Léonard et moi avons d'anciennes accointances. S'en souvient-il? Né depuis peu, à peine de la largeur d'une main, il plantait ses petites griffes dans ma jambe de pantalon et se hissait sur mes genoux, où il restait lové de longs moments. 

 

jeudi 8 avril 2021

LES CHEVEUX ET LES YEUX

Les lecteurs du Paradis Perdu savent que les cheveux et les yeux de Milton se sont prêtés à la poésie. Belle façon de survivre dans son corps comme dans son oeuvre! En 1818, John Keats écrit "On seeing a lock of Milton's Hair"; la même année, son ami Leigh Hunt offre un sonnet "To Robert Batty, M.D., on His Giving Me a Lock of Milton's Hair" (il en écrira un autre sur le même thème en 1833) : 

                           There seems a love in hair, though it be dead.

                           It is the gentlest, yet the stronger thread

                           Of our frail plant. 

Mais le visage sans regard de Milton apparaît aussi dans le célèbre sonnet de l'auteur lui-même (1652) : 

                     When I consider how my light is spent,

                     Ere half my days, in this dark world and wide

et à Cyriack Skinner en 1655 :

                                                               these eyes

                     Bereft of light, their seeing have forgot;

                     Nor to their idle orbs doth sight appear

                     Of sun, or moon, or stars. 

On sait moins que, plus de trois siècles après, un autre poète, Stephen  Phillips, est revenu sur ce thème dans un beau poème, "Milton, - Blind" (Poems, 1908) : 

                He who said suddenly, "Let there be light!"

                     To thee the dark deliberately gave

dans une belle célébration de la cécité commuée en lumière intérieure.

 

   

 

dimanche 4 avril 2021

A DISREGARDED NOVELIST

The revered, law-making Concise Cambridge History of English Literature (1941; often reprinted) speaks in a somewhat disparaging manner of George Moore's two major novels (which, in fact, in the author's mind, were but one), Evelyn Innes (1898) and Sister Teresa (1901) : "as a novel, Evelyn Innes (with its continuation) does not rank very high - there is some return to the flashy manner" (p. 953). This seems unfair. In spite of some occasional clumsiness in the writing, perhaps, these two novels, dealing with the career of an opera-singer who finally converts herself and becomes a nun, raise momentous questions about religion, faith, the sense of sin and the knotty point of sex interfering with art in woman's nature. The scene in Sister Teresa when Evelyn, now Sister Teresa, tempts two nuns by singing Wagner's music (from Lohengrin and Tristan und Isolde) is significant in this respect (ch. XXXIII) : "she began to feel she was possessed by the devil".  




samedi 13 mars 2021

LA MORT DU LIVRE

Les librairies disparaissent : Boulinier, Gibert Jeune, les PUF, Le Pont Traversé, Picart, Librairie Mazarine, et combien d'autres, à Paris et en province, Broglie à Strasbourg, Chapitre Privat et Castéla à Toulouse... L'endroit où on lit remplacé par l'endroit où l'on mange : un sinistre signe des temps. Le livre disparaît, devient virtuel, fictif, e-book. La lecture disparaît, remplacée par l'image, le jeu électronique, la télévision. Ce fléau s'étend, mais était depuis longtemps prévisible et décrit. Deux des utopies les plus sombres de la fin du dix-neuvième siècle le signalaient déjà en termes identiques. En 1889, Jehan Soudan écrit dans "Prophéties électriques" : "Vous n'aurez pas la peine de lire. C'était bon de votre temps! Nous avons changé cela. Deux petits instruments, combinés, l'ophtalmolographe et le mnémotype vous transcriront en cinq minutes dans le cerveau, par les yeux, le contenu de tous les livres, à votre choix" (Histoires américaines). En 1898, Paul Adam dit à son tour : "Ce peuple-ci n'a plus à prendre la peine de lire. On enferme dans une sorte de piano mécanique, des albums échancrés de trous divers qui s'emboîtent sur les pointes d'engrenage de grosseur correspondant à la capacité et au dessin du trou. Plus forte que la voix normale, une voix [...] déclame une chronique ou un conte" (Lettres de Malaisie). Un monde sans livres se profile. Des bibliothèques vides!




  

lundi 18 janvier 2021

 CAPRICCIO

Qu'es-tu donc pour moi, mon chéri?

Je te le dis sans malice :

Tout passe, tout lasse, casse.

Donc pourquoi pas ce caprice?


Dommage, ne s'être rencontrés

Quand je menais avec brio

Le dog-cart du comte blond

(mon amant de la Réserve).


Ou quand l'invincible ténor

En cabinet particulier

Savait me bercer dans ses bras

En m'appelant son cher bébé!


Ou quand son Excellence, Altesse,

(Ah! Que Vénus le protège

Et le maintienne en ses ruines!)

Etait à genoux devant moi. 


Que je t'ai jadis possédé

Dans ta minceur liliale, 

Pierrot, je l'ai oublié

Comme maladie d'enfant!


Cela s'en fut, hâte moderne,

Je t'ai aimé.- C'est fini!

Tu n'étais sur mes tablettes

Que le numéro cent-deux!


Confession de carnaval!

Pardieu! Que je suis contente

D'avoir ainsi pris le large. 

Et maintenant - - adieu, Pierrot!


Marie-Madeleine (Baronin von Puttkamer), Auf Kypros (1909)

copyright Jean de Palacio



dimanche 27 septembre 2020

UN HOMME LIBRE

Ce titre, appliqué par l'écrivain Lucien Descaves à Elisée Reclus, pourrait s'appliquer à lui-même. En 1941, alors âgé de quatre-vingt ans, Descaves rédige avec une fermeté quelque peu provocatrice, date et signe, une déclaration qui semble à mi-chemin entre la profession de foi et l'affirmation testamentaire. 

IL écrit notamment : 

"Je n'ai jamais émargé à aucun budget, administré aucune société ni reçu un sou de l'Etat à quelque titre que ce soit. 

"J'ai consenti, nommé par Clemenceau, à être membre du conseil de surveillance de l'Assistance Publique, parce que cette fonction, exercée par moi depuis trente ans, est entièrement gratuite.

"Je ne dois rien à personne et tout à la mise en pratique du conseil latin : nulla dies sine linea.

"Je ne suis pas riche, mais le peu que je possède n'est ni fruit d'aucune bassesse ni d'aucun déshonneur.

"J'ai su me faire une boutonnière que n'a jamais fait rougir une promotion dans la légion d'honneur". 

Sans commentaire.


mardi 28 juillet 2020

PHILHELLENISM OR TRADE? THE CASE OF WILLIAM GODWIN

Byron's involvement in the Greek cause, his death at Missolonghi in 1824 are wellknown and have been told and retold. William Godwin's position is perhaps lesser known. It may unexpectedly be found in the pedagogical part of his work, written "for the use of schools and young persons". In 1822, Godwin published History of Greece : from the earliest Records of that Country to the Time in which it was reduced into a Roman Province. This was to be his last production for the Juvenile Library. It seems difficult to ascertain whether the book was the contribution of a philhellene or of a clever publisher fully aware of what could benefit the trade! In the preface to the book, dated November 1821, Godwin wrote : 
"At the present moment, when the Greeks are engaged, unsupported and alone, in a gallant struggle for their liberties against the Turks, by whom they have been chained in the most galling and abject slavery for almost four centuries, the following short recapitulation of the various claims that Greece has upon our sympathy, prompting us to recollect the ancient and departed days of that wonderful country, cannot be unacceptable". 
That long, patriotic passage thus somewhat abruptly ends in an appeal to the prospective customer! Six years later, for the second edition of the book (1828) which no longer bears the "M.J. Godwin" imprint, Godwin altogether rewrote the preface in quite a different strain. The Greek War of Independance then belonged to the past, and the writer was 72 years old (he speaks of "various circumstances [a probable allusion to the 1825 bankruptcy] and, more than all, increasing years"). The above passage was excised from the new preface, which assumed the form of a "congé". Godwin chose to write in the third person, still determinedly sheltered under his usual pseudonym : 
"Mr. Baldwin proposes with the present volume to take his final leave of that class of young persons for whose amusement and instruction his publications were intended". 
The end of the tether!...     

1st edition, preface

2nd edition, preface 

mercredi 1 juillet 2020

BIBLIOMANIE

Les bibliophiles, - mais ne devrait-on pas dire bibliomanes? - à qui sont familiers les noms d'Outhenin-Chalandre et Hollande Pannekoek, se réjouiront de lire sous la plume de Richard Le Gallienne un éloge des tirages limités et des "grands papiers". Qui d'entre eux n'a rêvé d'avoir un des cinq exemplaires de tête sur Chine ou sur Japon nacré, laissant déjà loin derrière eux les vingt-cinq exemplaires sur papier de Rives et ses pontuseaux et, dans une brume indistincte, les presque vils exemplaires sur alfa? Mais écoutons Le Gallienne :
"Pourquoi les Béotiens s'en prennent-ils avec rage aux éditions limitées, grands papiers, éditions originales et consorts? Car il y a plus à dire en leur faveur qu'à leur détriment. A proprement parler, de telles marottes sont dignes d'être encouragées, parce qu'elles aident à la survie de l'agonisante dignité des lettres et du mystère du Livre".
On aime à lire, chez l'auteur anglais, ces belles métaphores à la gloire du Livre, "ruches porteuses des miels du rêve" et "vergers du savoir". Parlant de l'"intempérante procréation" du livre à son époque (mais que dirait-il aujourd'hui!), s'élevant contre la surproduction en toutes choses ("We have more mouths than we can fill and more books than we can buy"), il salue ces "malthusiens littéraires" que sont les amateurs de tirages limités, et pourfend auteurs et éditeurs qui engendrent d'immenses portées de livres comme le saumon ses millions d'alevins.   
Sage leçon, à méditer peut-être.

Richard Le Gallienne, "The Philosophy of Limited Editions", Prose Fancies, London, Elkin Mathews & John Lane, 1894, p. 119-125. 
  

jeudi 18 juin 2020

UN MYTHE INNOMMABLE?

Dinah Samuel, Linda Monti, Dinah Monteuil, Thamar ou La Faustin, Sarah Barnum ou L'Héritière des Cygnes, triomphant sur la scène ou s'oubliant par vengeance dans le lit de son amant lointain, entre l'alexandrin de Racine et le mot de Cambronne, quelque nom qu'on lui donne ou quelque attitude qu'on lui prête, que l'on célèbre "ses mains d'énergie et de grâce" ou que l'on décrie "ses cuisses maigres et ses genoux de tringlot", Sarah Bernhardt a régné, au tournant du siècle, sur le théâtre et la littérature. Tour à tour homme et femme, Phèdre ou Hamlet, Cléopâtre ou Théodora, Pierrot ou Lorenzaccio, célébrée en 1896 dans des sonnets encomiastiques par Coppée, Mendès, Rostand, Theuriet ou Haraucourt, mais exécutée par Champsaur dès 1882 dans une page terrible où elle paraît se décomposer sous les yeux de son amant, toute une mythologie se constitue autour de son nom où fleurissent à l'envi les épithètes laudatives ou dépréciatives : "Reine de l'attitude et Princesse des gestes" (Rostand), "Reine" et "Déesse" (Haraucourt),  "Mélodieuse Muse, eurythmique Charite" (Mendès), "Muse vagabonde" (Coppée) ou "Muse des beaux vers" (Theuriet), "Soeur de la Muse immortelle" (Silvestre), mais aussi "maigre pythonisse" (Marie Colombier), femme de petite vertu ("the ecstatic Sara makes no pretence to virtue", George Moore) et "folle" ou "métis de l'enfer qui l'attend" (Champsaur), ces derniers mots dans un sonnet adressé à... Marie Colombier, auteur du livre au vitriol que l'on sait (Mémoires de Sarah Barnum, 1883), au relent d'antisémitisme et qui lui valut un procès. Jean Lorrain, qui a beaucoup parlé d'elle, offre dans Le Tréteau (1906, posth.) deux portraits contrastés : 
1. "Linda Monti, cette créature de songe et de lumière, ces yeux d'enchantement, ces gestes de volupté et de douleur, cette chair rayonnante, cette chose unique au monde qu'étaient ses attitudes et son sourire dans un art incomparable de parures et de reconstitutions [...]".
2. "[...] la tragédienne, déformée dans l'exagération même de sa silhouette, était représentée tirebouchonnante dans une ligne zigzaguée à la Boldini. Le nez en bec d'oiseau, la bouche rentrée et les yeux pochés de bleu sous une tignasse de chanvre en faisaient une espèce de stryge famélique, une goule trépidante, échappée d'un sabbat de chienlit". 
Il reste la joie de Catulle Mendès d'avoir été joué par elle ("vous à qui je dois les plus grandes heures de ma vie poétique" 1906) et la mélancolique préface que Jean Lorrain mit, la même année, à son Théâtre, quatre mois avant sa mort, dans laquelle il rappelle sa constance de n'avoir jamais "rêvé et voulu qu'elle pour interprète", et son chagrin devant les promesses non tenues.       



Gauche : Sarah Bernhardt à 21 ans, photo Félix Nadar
Droite : Sarah Bernhardt dans le rôle de Médée (de Catulle Mendès), 1898
Lettre de Catulle Mendès à Sarah Bernhardt 
Poème de Catulle Mendès dédié à Sarah Bernhardt

vendredi 5 juin 2020

MELOMANIE

La Palatine avait accoutumé d'écouter la Suite en la mineur pour clavecin du deuxième livre de Nicolas Lebègue, alors fraîchement paru*. Cette musique sensible, pensive, empreinte d'une gravité sans nulle lourdeur, l'accompagnait sur des chemins sûrs, où l'on veillait d'En Haut sur elle, mais dont on ne revient pas vers les étourderies du siècle qu'elle avait, naguère encore, trop connues et dont la parole de Rancé l'avait comme purgée. Plus profond que Chambonnières, dont il fut peut-être l'élève, moins porté à la tendresse que Geminiani et à la mélancolie que Pasquini, qui fut son contemporain à la cour de Louis XIV, Lebègue semblait le jalon idéal entre dissolution et austérité. Mais la révélation vint en 1682, deux ans avant sa mort, des sonates pour deux violons de Giovanni Battista Vitali, dont le recueillement des graves, ceux de la troisième sonate surtout, emplissait son âme d'une double nostalgie, nostalgie passée pour Henri de Guise, nostalgie présente pour le Créateur. Rancé ne savait rien de ce jardin secret, où ne florissait plus aucune inconvenance et dont les souvenirs luxurieux avaient fui, pour ne laisser, comme dans le beau poème d'Henry Vaughan, qu'une retraite, à la fois lieu clos de la dernière demeure et retour à l'âme d'une enfance encore non compromise. 

*On pardonnera à l'auteur cet anachronisme : si Anne de Gonzague, morte en 1684, a pu écouter Vitali, elle n'aurait pu entendre le deuxième livre de clavecin de Lebègue, paru trois ans après sa mort (1687).  

mardi 19 mai 2020

"JE PARLE ET JE SUIS MORT"

Ce titre ne m'appartient pas : on verra en quoi par la suite. Mais il s'agit ici, on l'aura compris, d'épitaphe, genre loin des modes littéraires et de mince faveur auprès du public. Walter Pater le soulignait en 1892, dans une belle et discrète déploration peu connue. "We smile at epitaphs - at those recent enough to be read easily; smile, for the most part, at what for the most part is an unreal and often a vulgar branch of literature ; yet a wide one, with its flowers here or there, such as make us regret now and again not to have gathered more carefully in our wanderings a fair average of the like". Et peut-être serait-il temps de cueillir ces fleurs éparses et réhabiliter avec lui ce "monde de pierre grise" (this world of grey stone), si la chose n'avait été faite dans des travaux suivis aux titres prometteurs : "De la stèle à la tablette", "Je parle et je suis mort", "Ces petits poèmes où brillent quelque beauté d'art et d'émotion". Ce dernier titre emprunté à un poète lettré eussent plu à Pater, pour avoir été inspirés par l'épitaphe latine. C'est que Frédéric Plessis et José-Maria de Heredia, qui l'ont pratiquée, étaient aussi des lettrés, au meilleur sens du terme. Les travaux récents dont je parle soulignent à bon droit "la dimension esthétique et pathétique de l'épitaphe latine" et "la joie de voir ressuscité un monde disparu". C'est ainsi que la pierre grise de Walter Pater peut aussi devenir la pierre blanche d'Anatole France. Les travaux cités infra le disent avec rigueur. 

- La Réception du Latin du XIXe siècle à nos jours, Presses de l'Université d'Angers, 1996, p. 269-277.
- Silences fin-de-siècle, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 113-129. 
- Frédéric Plessis Poète et Romancier, Presses de l'Université de Rennes, 2014, p. 51-67.     

lundi 4 mai 2020

VIEUX MONDE BRISE

Peut-être serait-il opportun, en ces temps troublés, de relire le beau poème de Max Jacob au titre prophétique, "Vieux Monde brisé". L'histoire éditoriale en semble pleine d'enseignements. Publié en décembre 1936 dans le numéro 1 de l'éphémère revue de Michel Manoll Le Pain Blanc, il est contemporain du départ de Paris permettant au poète de rejoindre la retraite de Saint-Benoît sur Loire; réimprimé ensuite de façon régulière, dans la revue Aguedal en mai 1939, au moment où Max Jacob va être interdit de publication; repris par la même revue en 1944, lorsque l'"Hommage à Max Jacob" est devenu "Tombeau de Max Jacob"; réimprimé en 1946, dans un recueil qu'une piété maladroite intitulait L'Homme de cristal, titre d'un poème mais non voulu pour un recueil; trouvant enfin sa (vraie) place en 1996, dans la somme poétique longtemps attendue, longtemps remise, et sous le bon titre, cette fois: Actualités éternelles. Il est, ce poème, ce que voulut sans doute le poète, un mélange d'espoir et de désespoir, l'acte de qui se penche sur son passé au moment où l'avenir paraît de plus en plus incertain, au moment où la pension de Madame Persillard a définitivement remplacé les mondanités désordonnées et "criminelles" : 
                Sous les caps du passé, océan sans rivage,
                je contemple un amour emporté par les vents 
                les troupeaux fugitifs en la nuit de mon âge
                disparaissent. Mes yeux sont les lampes du temps.
Le poème se veut ainsi une incursion dans les "terres mémoriales" et un passage par le "dernier portail", après un rappel nostalgique de la vie et de l'œuvre :
                J'ai tissé, j'ai tissé de vent et de paroles
                un voile au long col gris tenu par les péchés.
Et l'hypothétique consolation des deux fées entrevues paraît plutôt  prémonition, celle d'un voyage d'où l'on ne revient pas : 
                Va! tu sauras bientôt ce que l'âge contemple!
                Me disait l'autre fée, nue sous un beau turban
                […]
                Un triste et calme vent inconnu sous les astres
                qui n'était pas venu d'horizons cardinaux
                étendait sur le golfe le jour bas du désastre
               Le vieux monde est brisé, préparons les vaisseaux.
C'était déjà, deux strophes plus haut, le cri des serviteurs de la première fée.            

mardi 21 avril 2020

DAMNATION DE VOLTAIRE

La postérité n'a pas toujours été tendre pour Voltaire, et les panthéons fin-de-siècle ne lui ont guère fait place. Chacun se souvient de l'interpellation précoce de Musset (1833) sur son "hideux sourire" hérité de Houdon. Charles Morice dira en 1889 : "Musset a pour lui la haine de la victime pour l'assassin". Il ne se trouve que Flaubert pour oser dire à madame Roger des Genettes : "J'aime le grand Voltaire autant que je déteste le grand Rousseau" (1859). Trente ans plus tard, la "grande palpitation qui a remué le monde" paraît singulièrement essoufflée. "Aujourd'hui c'est Voltaire qui règne, c'est à dire moins que rien", s'écrie Morice; "Si Louis XIV est en bois, Voltaire, lui, est en boue"; "cette oeuvre énorme n'existe pas"; "Rien en poésie, rien en prose, rien en science. Rien au positif, voilà le résultat de Voltaire. Au négatif il se revanche et ce vent de néant qu'il souffle a tout fané autour de lui. Une contagion de néant" (in La Littérature de tout à l'heure, 1889). Dès 1872, Ernest Hello, parle de la "longue et hideuse grimace du dix-huitième siècle" qui "devait laisser son type dans une grimace vivante, et Voltaire est né". "Singe", "imbécile malpropre", il n'a pas pour lui de mots assez durs (in L'Homme, 1872). Il réitère en 1880 : "Voltaire est descendu si bas, qu'après avoir tué (dans la mesure de son pouvoir) Dieu, l'homme, la société, l'Art, il rit de bon coeur et danse sur les cadavres qu'il croit avoir faits" (in Les Plateaux de la Balance, 1880). C'est toujours le hideux sourire de Musset : "ricanement stupide lancé à la face de tout et de tous", et : "Sous le rire de Voltaire [...] il y avait des grincements de dents, comme en enfer" (Hello). Le grand mot est lâché. La même année 1880, Adrien Duval, d'ailleurs proche de Hello auquel il rend hommage, publie ses Contes merveilleux, contenant notamment le conte intitulé "Le Congé de Voltaire". Satan s'y promène "au milieu de ses damnés favoris", au nombre desquels Voltaire, "l'un des plus laids, auquel les diables eux-mêmes empruntaient des grimaces". Nous sommes en 1878; Voltaire demande à Satan une grâce : "un congé pour assister aux préparatifs de [s]on centenaire". Ce congé de trente jours est accordé, mais Voltaire, dans une sorte de nostalgie de l'Enfer, revient huit jours après, ayant constaté que Jésus est de retour et que l'esprit religieux n'est pas mort. Le jugement de l'auteur est sans appel : Voltaire est "un des grands malfaiteurs de l'humanité, un exemplaire complet des péchés capitaux".      

samedi 4 avril 2020

L'IMPOSSIBILITE D'ETRE HEUREUX

Deux romans de l'écrivain autrichien Hermann Bahr (1863-1934) dépeignent, à une date précoce (la fin du règne de l'empereur François-Joseph) le malaise de l'Autriche, incarné dans deux figures d'aristocrates : Klemens, Baron Furnian (Drut, 1909) et Franz, Graf Flayn (Himmelfahrt, 1916) ; l'un, sous l'angle de la bureaucratie envahissante; l'autre, dont on trouvera ci-dessous un extrait, sous l'angle du retour à la religion.  

"Était-il donc malheureux? Il s'était souvent trompé, les hommes l'avaient dupé, et il ne trouvait de satisfaction ni dans l'art, ni dans la science. Cela le chagrinait souvent, et lorsque le chagrin était trop grand, il était jusqu'alors tout simplement reparti en voyage. Le bruit avait couru un temps dans la ville, que la belle scélérate avait peut-être été incarcérée et qu'aucun spiritiste ne pouvait plus s'y montrer, mais lui, il est tout simplement parti, il a voyagé jusque chez son frère, qui ne posait jamais de question, et à qui du reste tout cela était égal. Il est reparti en voyage et a laissé encore une fois quelque chose derrière lui! Et il ne lui reste que le souvenir de deux grands yeux d'enfant, profonds, inquisiteurs. Cette fois, ils étaient gris, la couleur changeait; mais, pour finir, rien d'autre ne lui était resté que le souvenir d'une paire d'yeux.
Mais il serait néanmoins présomptueux de sa part, de se qualifier pour autant de malheureux. Il se sentirait peut-être mieux si, un beau jour, il lui arrivait malheur, un malheur clair et net. Tout bien considéré, il peut dire tout au plus qu'il n'a pas de chance. Et même ceci est, à vrai dire, douteux. Il a de l'argent, il fait et laisse ce qu'il veut, il a avec sa mère un lien fusionnel, son frère le dorlote, son nom lui sert partout d'introduction, il a vu le monde, connaît les grands de ce monde, plaît aux femmes; partout où il va, il est bien reçu, on apprécie son talent, on lui passe ses fantaisies et on a de l'indulgence pour ses caprices. Et si cela ne suffit pas à son bonheur, qui donc serait heureux? Que lui manque-t-il donc? Rien d'autre que le sentiment d'être heureux". 

Hermann Bahr, Himmelfahrt (1916)  
 copyright Jean de Palacio

samedi 28 mars 2020

UNE REHABILITATION ?

Deux titres pourraient, à eux seuls, résumer la production romanesque - abondante - de René MAIZEROY (1856-1918), romancier et nouvelliste jadis aussi célèbre et lu que Guy de Maupassant, aujourd'hui irrévocablement tombé dans l'oubli. Mort à l'issue de la Première Guerre mondiale, témoin d'une Epoque révolue, dite Belle, Maizeroy a peint sans relâche les libertinages et les tendresses de la "bonne société" sans toujours en celer le tragique. Les deux titres allégués le disent : L'Amour qui saigne, son premier livre (1882) et Des Baisers, du Sang, livre de la maturité (1898). La Femme, sous toutes ses formes, est au centre de son oeuvre : Celles qu'on aime, Celles qui osent, Petites Femmes, Petite Reine, Joujou, La Remplaçante, L'Adorée; quand ce n'est pas La Peau ou Au Bord du lit! Une éloquente titrologie la détaille dans tous ses traits, tous ses gestes et toutes ses attitudes. Les hommes, en revanche, semblent faire moins bonne figure, tel le Claude Thiercey de la nouvelle "Le Feu de Joie" (1909), - longue nouvelle qui se souvient peut-être de Fort comme la Mort -, face à la touchante Madame de Faverel en proie au "mal de vieillir"; ou le Jacques de Violaine de la nouvelle "La Fin de Don Juan" (1883), finissant sa carrière dans un fauteuil à roulettes dans un village de banlieue. Mais les hommes n'ont-ils pas en même temps la caution de Maupassant lui-même, précisément dans une préface qu'il écrivit en 1883 pour... René Maizeroy?! "Jamais on ne me fera comprendre que deux femmes ne valent pas mieux qu'une, trois mieux que deux [...]. N'en garder qu'une, toujours, me semblerait aussi surprenant et illogique que si un amateur d'huîtres ne mangeait plus que des huîtres, à tous les repas, toute l'année".       

mercredi 25 mars 2020

LES BOUCHES INUTILES

Simone de Beauvoir en avait fait une pièce de théâtre (1945). Aujourd'hui, plus que jamais, par temps de crise et de pandémie, elles sont d'actualité. Certes, la dichotomie a toujours été la règle. Il y a les riches et les pauvres, les fols et les sages, les justes et les damnés, les conservateurs et les libéraux. Mais à présent, jusque dans le discours politique officiel, une catégorie revient obstinément : les actifs et les inactifs. Il existe des variantes : les utiles et les inutiles, les indispensables et les superflus. Sans doute pourrait-on dire : les inactifs furent actifs parfois près d'un demi-siècle, les inutiles aujourd'hui furent utiles hier. Mais la mémoire est courte. Et il est un péché dont on ne se remet pas et qui n'est pas remis : la vieillesse. Même un poète le disait :
          Maintenant, devenu ce que je suis, un vieux...
Mais le vieux mange : il faut donc le nourrir. Le vieux est malade : il faut donc le soigner. Et voilà le hic : cela a un prix! Lorsque l'épidémie éclate et que les vivres se font rares et les lits d'hôpitaux plus encore, lorsqu'il faut choisir, à qui va-t-on donner la pitance et la couche? La réponse n'est pas douteuse. A moins que, la devançant, le vieux n'invoque de lui-même la Camarde afin de laisser la place libre et l'assiette pleine. La bouche, parfois dénuée de dents, se ferme pour toujours, et c'est bien ainsi, sur la montagne de Narayama du film d'Imamura (1983). Mais les politiques quadragénaires, qui en décident, et n'ont pas pris les mesures nécessaires pour qu'il en soit autrement, auront soixante-dix ans un jour : comme la vieille Orin...   

dimanche 23 février 2020

NECROLOGIES INTERESSEES

Il est étrange de constater que les nécrologies tournent généralement à l'avantage, non pas du défunt, mais de celui qui les écrit. X... est mort. Paix à son âme! Mais il avait favorisé mes débuts, aimé mon livre,  publié mes travaux, apprécié mon commerce, m'avait convié à dîner, appelé à de hautes fonctions. Ce qui demeure est moins le souvenir du mort que la place que j'occupais auprès de lui, dans sa vie, parmi ses relations privilégiées, dans son estime. 
Une bonne (re?)lecture de l'Ecclésiaste n'eût-elle pas mieux valu en l'occurrence? "Quia nec opus, nec ratio, nec sapientia, nec scientia erunt apud inferos, quo tu properas" [car il n'y a ni œuvres, ni comptes, ni savoir, ni sagesse, dans le shéol où tu vas] (Eccl. IX, 10. Trad. Ecole Biblique de Jérusalem).    

mercredi 5 février 2020

TUER EN MUSIQUE?

J'ai naguère consacré ici même une page à la chasse, entre sottise et barbarie, encore plus près, sans doute, de celle-ci que de celle-là(Voir "Le goût de tuer", 3 mars 2016). Je reviens aujourd'hui sur ce sujet, pour m'étonner que la musique ait jamais pu se faire complice de ces pratiques. Comment l'art, censé adoucir les mœurs, a-t-il pu faire une place à ce carnage aveugle et complaisant? C'est pourtant ce à quoi on assiste, chez des artistes et non des moindres, de Clément Janequin à Carl Stamitz, sans oublier, hélas! Jean-Sébastien Bach. Que venait faire dans cette galère le Cantor de Leipzig? La cantate BWV 208, dite justement Cantate de la Chasse, s'ouvre sur une singulière profession de foi sous la plume de Salomon Franck : "Was mir behagt ist nur die muntre Jagd" [ce qui me plaît, c'est seulement la chasse gaie]. L'aria 2 (soprano) va encore plus loin, chantant : "Jagen ist die Lust der Götter" [chasser est le plaisir des dieux], dieux infernaux ou dégénérés, sans doute. Et l'instrumentation fait ici place à deux cors de chasse. C'est également ce que l'on entend dans le dernier mouvement de la Symphonie en ré majeur de Carl Stamitz, que l'on a connu plus inspiré. Et l'on constate que l'enregistrement CD de Chandos 1995, qui la propose entre autres pièces, ne résistait pas à illustrer la pochette du disque d'une scène finale de chasse à courre, où des veneurs en veste rouge entourent un cerf tombé à terre au milieu des chiens. Scène stéréotypée, hélas, à quoi on assiste encore de nos jours, et où des aboiements tiennent lieu de musique.